1. Pourquoi l’UCP ?

Pourquoi l’Université des classes populaires ?

Le projet d’une Université des classes populaires s’inscrit dans la perspective d’un devenir possible : celui d’un ressaisissement de l’initiative historique par les classes populaires.

Pourquoi avoir choisi l’intitulé Université des classes populaires, plutôt que celui d’Université populaire ? On en signale ci-après les motifs.

I

Le mouvement dit des Universités Populaires a connu une certaine vogue à la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle. Il semble, dans une conjoncture historique différente, connaître depuis quelques années un renouveau.

Il y a plus d’un siècle, une partie des intellectuels de la société bourgeoise se préoccupait “d’aller au peuple”. Dans le contexte d’une société déjà en proie aux grandes crises du monde capitaliste, ce souci répondait pour ces catégories sociales à un besoin propre. Bien qu’elles ne se soient pas trouvées en première ligne au regard des contradictions les plus destructrices de ce régime de production, il leur fallait, pour défendre leur propre cause, chercher appui auprès d’un mouvement ouvrier alors en essor [1]. Ce mouvement s’était pour sa part organisé de façon indépendante et avait pris l’initiative de développer ses propres institutions politiques et culturelles. Au sein des Universités Populaires, les conceptions du monde qui se trouvaient dispensées s’inscrivaient dans le cadre de la société bourgeoise, sans véritablement prendre en compte les problèmes sociaux et politiques, fondamentaux que le peuple a pour tâche historique de résoudre. Que ce soit de façon consciente ou non, ces institutions pouvaient ainsi se présenter comme un contre feu limitant les tentatives indépendantes d’émancipation populaire et de constitution de savoirs ouverts sur ce devenir d’émancipation.

On ne peut certes réduire l’apport de ces expériences à ce seul aspect. Au-delà des visées politiques propres des catégories intellectuelles promotrices des Universités Populaires, il s’agissait de transmettre au peuple des connaissances, que celles-ci se trouvent en liaison ou non, avec les conceptions du monde développées dans le cadre de la société bourgeoise, celles-ci incluant d’ailleurs des apports révolutionnaires. Sans en ignorer les arrière-pensées et les faiblesses, on ne peut ainsi dénier tout mérite à ce mouvement, pour peu qu’on le replace dans son contexte historique. Les connaissances générales qui se trouvaient diffusées répondaient à un besoin du côté des classes populaires. On ne peut ignorer cependant que certains des savoirs dispensés l’étaient souvent « au rabais », présumés suffisants pour satisfaire des esprits présumés « simples », comme le signalait Gramsci [2].

Des tentatives visant à faire renaître l’expérience des Universités populaires se sont récemment multipliées. Toutefois, à plus d’un siècle de distance, les conditions historiques, et sans doute le public concerné, ne sont plus les mêmes. La bourgeoisie et les différentes catégories qui lui sont associées, dont les intellectuels — ceux-ci ne se positionnant pas hors des rapports sociaux de classes — ne défendent plus pour l’essentiel de visées de transformation des rapports sociaux fondamentaux. En outre, au cours du demi-siècle passé, les intellectuels mis à l’honneur ont été ceux qui prônent la “déconstruction” de tous les aspects progressifs de la culture humaine, voire un retour à la barbarie.

Et, du côté des classes populaires, la désorganisation s’est imposée, elles ne détiennent plus l’initiative historique, ne définissent plus des orientations communes pour l’ensemble du mouvement social. L’élaboration de connaissances cohérentes sur la société, l’économie, la politique, son possible devenir historique s’est trouvée et se trouve de ce fait singulièrement restreinte. De pseudo savoirs, forgés en rupture avec le sens commun des classes populaires,  sont mis au premier plan et diffusés avec de multiples relais dans l’ensemble social.

II

Dans ce contexte, l’activité intellectuelle, capacité que tout être humain développe et peut développer, semble devenue un apanage réservé, et pour partie usurpé, auquel le peuple n’aurait plus de véritable droit. Les classes populaires qui se trouvent, aujourd’hui comme hier, en première ligne dans la production de la richesse sociale, qui sont aussi des acteurs essentiels du mouvement historique d’ensemble, ne sont plus considérées comme parties prenantes de cette histoire. Elles ne sont pas davantage impliquées dans la production des connaissances du monde social et politique. En rupture avec les préoccupations centrales de la majorité de la population, ceux qui détiennent le monopole de la diffusion des idées, qu’ils se présentent comme conservateurs ou contestataires, ne se préoccupent plus d’élaborer, développer une connaissance de ce monde, en relation étroite avec le mouvement et le sens commun populaire. Depuis plus d’un demi siècle, ils se sont tout au contraire proposés, et se proposent encore, de détruire les repères qui donnaient une vision unitaire de la réalité, des finalités et des conditions de sa transformation.

Périodiquement, démocratie oblige, on accorde cependant au peuple de se prononcer pour tel ou tel des courants bourgeois en lice. Les intellectuels médiatisés, les groupements politiques ou syndicaux, tous et chacun se préoccupent de répandre leur bonne parole, qui souvent se résume à assurer leur propre survie, certains, plus spécialement “à gauche” et aux extrêmes, se posent même en guides de l’ensemble du mouvement social, prétendant enrôler les classes populaires dans leur galère.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Au XIXe siècle et pour la majeure partie du XXe siècle, les idées sociales et politiques se trouvaient, d’une manière ou d’une autre, posées en relation avec les problèmes vitaux que le peuple peut et doit résoudre dans l’histoire : transformation du régime social dans ses fondements, instauration d’un bien commun pour l’ensemble de la société. Les conceptions politiques des classes populaires, qui avaient pris appui sur les grandes théories de transformation sociale, s’étaient pour leur part progressivement élevées à une conception universelle des conditions et des buts de cette transformation. Les autres classes se trouvaient contraintes de se positionner par rapport à ces perspectives, pour s’y associer ou les combattre [3]. Les connaissances fondamentales sur la réalité du monde, son devenir possible, y avaient gagné en unité et cohérence.

III

Lorsque les classes populaires parviennent à détenir dans l’histoire ne serait-ce qu’une parcelle d’initiative, les conceptions du monde diffusées dans la société sont tournées au progrès. Lorsque cette initiative se dissipe, ces conceptions se déconstituent, perdent toute cohérence, tournent à la régression. Il en résulte un abaissement général de la conscience, abaissement qui touche au premier chef les classes qui se trouvent dans les sommets et les parties médianes de la société. Face aux contradictions insolubles d’un capitalisme en crise, de classes dominantes aux abois, le repli, le découragement, peuvent alors prévaloir, comme la tentation de se livrer à des combats destructeurs et autodestructeurs.

Toutefois, comme il en a été le cas dans le passé, la crise générale et durable du capitalisme, les désastres qu’il engendre dans le monde entier, mettent à nu les contradictions destructrices de ce régime, l’incapacité à y remédier pour la bourgeoisie et les diverses classes qui sont dans sa dépendance. Pour toutes les catégories sociales, il en résulte le besoin de chercher à comprendre d’où vient le mal, de retrouver des repères pour s’orienter, ne plus se trouver toujours à la remorque des événements. La nouvelle grande crise générale du régime capitaliste pose ainsi à terme et pour l’ensemble de la société, la nécessité d’une reprise de l’initiative populaire, seule à même de mettre fin au chaos du monde.

Dans la situation présente, la volonté des classes populaires ne s’expose toutefois qu’en négatif. Ayant perdu la conscience de constituer une force décisive pour la transformation de la société, ces classes se détournent de la politique, ou de ce qui se présente comme tel. Dès lors, la possibilité d’un renversement de tendance se présente comme utopique, ce que l’historienne Michèle Perrot professait il y a quelques années :

« L’avenir n’appartient plus à la classe ouvrière » [4]

Dans les conditions du moment, qui pourrait gager que cette prédiction se révèle en fin de compte hasardeuse au regard du temps historique ?

Si l’on analyse la situation dans l’instant présent, on peut en effet s’interroger : comment se pourrait-il, estime-t-on en effet, que la classe ouvrière et ses alliés populaires peuvent poser et rendre réalisable un devenir d’émancipation, alors qu’ils ne disposent plus de politique indépendante, de volonté commune, que leur mouvement est entravé, inhibé, dévoyé, que n’existent plus dans la société de conceptions cohérente des problèmes historiques vitaux qui sont posés, ni de claire vision des moyens capables de les résoudre [5].

IV

Sans ignorer les obstacles qui s’opposent dans le contexte actuel à ce devenir historique possible, nous ne partageons pas la formulation de Michèle Perrot, telle qu’elle prétend conférer à ce devenir un sens pré-assigné. Pour s’élever à “la hauteur” des perspectives historiques, il se révèle en effet nécessaire de ne pas prendre pour angle de vision les seules données de la situation immédiate, mais plutôt les grandes tendances à l’œuvre sur le long terme. Si l’on se réfère aux perspectives dressées dans l’histoire, ce ne sont pas les données immédiates qui ont été prises pour point de départ, mais une appréciation de ces grandes tendances. C’est sur cette base qu’un Bodin, un Rousseau, un Marx, ont raisonné pour dégager un possible d’ordre historique, alors même que dans la réalité immédiate tout semblait aller à l’encontre d’un mouvement progressiste, qu’il s’agisse de l’unification de la nation ou de l’émancipation du peuple. C’est aussi sur cette base que Gramsci pose la question du devenir du mouvement des classes populaires, alors qu’il se trouve immobilisé dans sa prison et que la réaction fasciste triomphe en Italie, gagnant bientôt toute une partie du monde, jusqu’à ce que cette grande séquence historique, marquée par la régression, se retourne dans le sens d’un progrès, il est vrai relatif  [6].

Bien que le sens commun se trouve aujourd’hui sous l’influence de divers courants politiques bourgeois, diffus, composites, contradictoires, sans perspective ni unité, les prémisses d’un tel retournement historique se manifestent déjà dans la base de la société. L’ambition de l’Université des classes populaires est de contribuer à faire venir au jour ce qui se développe de façon embryonnaire, en restituant les connaissances et conceptions du monde qui répondent aux besoins et perspectives du mouvement historique des classes populaires. En sachant que ce qui contribue à l’élévation et l’unification de la conscience ne donne pas magiquement les conditions d’une reprise de l’initiative dans le domaine des luttes immédiates. Dès maintenant, des pas en avant peuvent cependant être réalisés pour ce qui touche à la pratique politique. Il ne s’agit pas en la matière de partir de ce que l’on désire ou que l’on “veut” mais de “ce qui est” — dans ses dispositions socio-historiques fondamentales —, afin de dresser les contours d’un devenir possible : ce que l’on “peut” faire advenir. En fonction de cette perspective, on peut et l’on doit travailler à reconstituer une orientation unitaire, à  élever la conscience à la hauteur des tâches historiques à accomplir. Pour le temps immédiat, cette reconstitution d’une vision intelligible du monde et de son devenir possible concourra à contenir, ou faire régresser, la réaction sous ses différentes formes, comme les idées et pratiques barbares qui l’accompagnent et qui gagnent l’ensemble du monde.

Certes, le processus de substitution du nouveau à l’ancien, comme il en a été le cas lors de précédentes phases d’épuisement de l’initiative populaire, n’est posé qu’en devenir. Il est à accomplir au cours d’une lutte où continuent de s’affronter des courants politiques tournés vers le passé. L’Université des classes populaires se donne pour tâche de contribuer à créer les conditions de développement de ce “nouveau”, contre les idées délétères et les désastreux agissements d’un monde agonisant.

« Les débuts d’un monde nouveau, toujours âpres et caillouteux, sont [cependant] supérieurs au déclin d’un monde agonisant et aux chants du cygne qu’il produit dans son agonie. »

[1] Daniel Halévy dans ses Essais sur le mouvement ouvrier (1901), signale à cet égard que les intellectuels qui « allaient au peuple » pouvaient rechercher l’appui populaire pour le maintien de leur position propre, ceci sous l’angle d’une défense de la culture dans ses contenus les plus progressifs. Les intellectuels qui faisaient des conférences représentaient selon lui  « les traditions et les intérêts de la culture humaine, de la science, de l’art et de la pensée libre, jadis défendues par la bourgeoisie, aujourd’hui menacés par elle ». Se présentant comme défenseurs “naturels” de la culture humaine, ils n’envisageaient pas qu’une nouvelle classe puisse à son tour prendre en main sa sauvegarde et son développement.

[2] Gramsci : « On avait l’impression d’assister aux premiers contacts entre marchands anglais et populations africaines : « on distribuait une marchandise de pacotille pour avoir des pépites d’or. »
Marcel Martinet évoque pour sa part, dans Culture prolétarienne, un refrain fredonné dans les Ecoles Normales :
« En allant aux UP (Universités Populaires),
Parler de c’qu’on ignore,
On s’prépare à briller,
Au mois de juillet encore ! »

[3] Cela n’est pas si ancien. Il y a une quarantaine d’années, une telle polarisation s’imposait encore. Ce que soulignait l’historienne Michelle Perrot en 2012 : « Il y avait une fascination pour la classe ouvrière dont on n’a plus idée aujourd’hui ». JDD, 10 octobre 2012. (Il est vrai qu’elle attribue cette fascination au seul poids quantitatif des ouvriers dans la nation, non aux rapports d’hégémonie politique au plan national et mondial).

[4] Variante usant de l’argument d’autorité : « Nous savons que la classe ouvrière n’est pas la classe de l’avenir ». De façon contradictoire, Michelle Perrot tient à préciser qu’elle « refuse absolument de soumettre l’Histoire à un diktat quelconque qui serait un engagement ». Et, tout en faisant état de la “dégringolade” des espérances ouvrières après 1906, suivie par la guerre de 14-18, elle indique que cette guerre [et sans doute ce qui en advint, la révolution en Russie] fut un « coup de torchon sur le passé ». Phrases énoncées à l’occasion de la publication de son livre Mélancolie ouvrière (2012). Voir JDD, 10 octobre 2012 et France Info, 22 octobre 2012.

[5] Tel n’était pas le cas, il faut en convenir avant 1914.

[6] Lorsqu’en Italie le fascisme semblait pour longtemps avoir triomphé, le processus de sortie de l’ancien monde ne s’en présentait pas moins pour Antonio Gramsci comme un devenir possible. De sa prison, il tenait à affirmer que les constructions « qui correspondent aux exigences d’une période historique complexe […] finissent toujours par s’imposer et prévaloir ».

 

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