La migration de thématiques fascisantes, d’un extrême à l’autre

Compte-rendu de la thèse de Stéphane François : Les paganismes de la Nouvelle Droite, 1980-2004 (2009) [thèse en ligne]

En France, dans les années soixante, diverses revues d’extrême droite se sont efforcées de rendre consistance à un vieux fonds fasciste. Une trentaine d’années plus tard elles ont élargi leurs références à des thèmes païens, altermondialistes, alternatifs et écologiques. Cette convergence entre discours « radicaux » de sensibilités opposées, relève d’une tactique délibérée « d’attrape tout » mise en œuvre par une partie des groupes d’extrême droite.

La thèse de Stéphane François Les paganismes de la Nouvelle Droite (1980-2004) (Université de Lille II, septembre 2009) dresse un tableau historique des conceptualisations de la Nouvelle Droite de sa création à nos jours. Dès sa naissance, cette mouvance s’est assignée selon lui la réappropriation des mots et notions du fascisme, en recourant si nécessaire à l’euphémisation pour décrire le passé ou se démarquer en apparence des contenus les plus virulents. Quant au fond, la ligne est restée pérenne, des années vingt à aujourd’hui : anticapitalisme, anti-égalitarisme, anticommunisme, exaltation de groupements communautaires organiques et désignation d’un adversaire unique, les États-Unis d’abord stigmatisé comme adversaire « culturel », avant d’être dénoncé (comme dans le discours négriste) sous la dénomination « d’Empire ».

Ainsi en Allemagne,

L’idéologie de la Neue Rechte consistait dans la nécessité de se démarquer d’une part du nationalisme viscéral de la droite prussienne et d’autre part de se distinguer, par la critique, des rescapés du national-socialisme enfermés dans le négationnisme. De fait, les idées de ce courant de pensée, malgré son discours socialisant reste marqué par les thèses des droites radicales révolutionnaires : antilibéralisme, anticommunisme, anticapitalisme.

Dans les débuts,

Ces divers groupuscules nationalistes développaient une vision « socialiste » et « moderne » de leur anticommunisme et de leur occidentalisme. Ils prônaient une forme de populisme, désiraient la destruction des féodalités financières et technocratiques et l’Union européenne pour faire face aux blocs américano-soviétiques, et refusaient l’immigration.

En France, le pôle de la Nouvelle droite, le GRECE naît à l’automne 1967, Alain de Benoist est l’un des fondateurs. L’acronyme GRECE signifie Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne. Dans une première période les études « indo-européennes » sont sollicitées, notamment les travaux de Georges Dumézil (sa tripartition fonctionnelle apporte de l’eau au moulin aux thèses de l’inégalité entre les hommes). Les religions chrétiennes sont critiquées. « L’être incréé » des spiritualités indiennes païennes est valorisée.

Dans les années 70, l’accent sera mis sur la « troisième Voie » par Alain de Benoist, qui souhaite « que l’on parvienne à être en même temps et la droite et la gauche ». Il précise : « Je crois que l’avenir appartient à ceux qui seront capables de penser simultanément ce qui, jusqu’ici, n’a été pensé que contradictoirement. »

Dans les années 90, la revue Éléments (Nouvelle Droite) renouvelle ses références :  « Le GRECE se rapproche alors de plus en plus d’une « nouvelle gauche » issue des mouvements de contestation des années soixante, comme par exemple avec la revue américaine Telos, influencée par l’école de Francfort et Jürgen Habermas mais aussi par Carl Schmitt. »

En résumé, Stéphane François reprend les cinq thèmes du discours néo-droitier que Pierre-André Taguieff avait énoncés : Premièrement, la dénonciation de l’héritage judéo-chrétien et de son avatar les droits de l’homme : deuxièmement, la critique de « l’utopie égalitaire », un thème central dans les années soixante-dix ; troisièmement, l’éloge du paganisme repensé comme une véritable religion des Européens avec pour corollaire la référence, fondatrice et normative, à « l’héritage indo-européen » ; quatrièmement, la critique de l’économisme, de la vision marchande du monde et de l’utilitarisme libéral, un thème déjà présent dans les années soixante-dix mais qui devient majeur et qui se radicalise à partir de la décennie suivante ; enfin cinquièmement, l’ethnodifférentialisme radical qui apparaît dans la seconde moitié des années soixante-dix [et] qui évolue dans les années quatre-vingt-dix vers un relativisme culturel inspiré de Claude Lévi-Strauss.

Des inspirations « anti-modernes »  et/ou « post-modernes »

Deux personnalités de la galaxie néo droitière ont inspiré ces courants : René Guénon et Julius Evola.

René Guénon (1886-1951), philosophe français, fondateur de la revue la Gnose a étudié les textes mystiques des religions hindouiste, taoïste, et musulmane. Auteur d’écrits ésotériques, il a participé comme beaucoup d’autres à « l’indomanie » ambiante. Contempteur du monde moderne, il loue la tradition. En 1927, il publie La crise du monde moderne, qui va inspirer Julius Evola, et en 1945, Le règne de la quantité et les signes des temps. Il quitte la France en 1930 et s’installe au Caire où il se convertit à l’islam. Stéphane François précise : « Toutefois René Guénon a influencé une quantité de personnes n’ayant aucune relation avec les droites radicales : des hippies se sont reconnus dans son œuvre  dans les années soixante-dix. »

Julius Evola (1898-1974), baron italien, a construit sa pensée contre la tradition chrétienne et le monde moderne, il fut aussi un grand sportif et un alpiniste reconnu.

Avant le premier conflit mondial, Evola côtoie les futuristes italiens. Comme eux, il souhaite la guerre et y participe comme officier d’artillerie, en qualité d’engagé volontaire. Si la guerre lui semble nécessaire, c’est seulement en tant que fait révolutionnaire. Dès la fin du conflit, ses sympathies vont aux empires centraux. Il commence à élaborer une pensée fondée sur la nostalgie d’un réveil de force spirituellement aristocratique dirigée contre l’hégémonie bourgeoise et les valeurs matérialistes et utilitaristes. Des valeurs qu’Evola déteste depuis toujours et qu’il continuera à condamner jusqu’à sa mort. Evola a été profondément influencé par la critique de la modernité élaborée par Nietzsche.

Déçu par la Première Guerre mondiale, « il retrouve le goût à la vie grâce à la découverte de textes hindouistes et bouddhiques. Un texte naîtra de cette expérience initiatique : la Doctrine de l’Éveil. Essai sur l’ascèse bouddhiste. Du bouddhisme il tire une force qu’il mettra au service de l’art : le dadaïsme. » « Il publie en 1928, Impérialisme païen, jetant les bases d’un mouvement plus fasciste que le fascisme (« le sur fascisme »).  « La parution en 1934 de son livre Révolte contre le monde moderne lui ouvre les portes de l’Allemagne nazie. » « Il participe, durant la guerre à l’Ahnenerbe, le « centre de recherche » de la SS qui supervise les fouilles archéologiques, les missions ethnologiques, les recherches ésotériques et l’histoire des religions, mais aussi les sinistres expériences du docteur Mengele. »

Blessé et paralysé aux jambes dans le bombardement de Vienne, « Julius Evola réarme moralement, dès la fin de la guerre, l’extrême droite italienne, puis la Nouvelle Droite Européenne ».

La personnalité et l’œuvre d’Evola ont eu une influence polymorphe et importante sur les droites radicales et notamment sur le néo fascisme et les Nouvelles Droites, en Italie mais aussi en France et en Allemagne.

L’idéologie de la Nouvelle Droite : démocratie locale, régionalisme, écologie, résistance à la mondialisation

Pour les néo païens de la Nouvelle Droite, la démocratie doit être locale pour être réelle ». C’est ainsi qu’il est possible de résister à la mondialisation par le « localisme » et le « bio régionalisme ». Cette thématique dresse une passerelle en direction des libertaires et anarchistes qui proposent « d’agir et penser local » au nom d’une forme d’universalisme concret.

Le localisme est repris chez les néo droitiers sous la forme de l’éloge de la communauté autosuffisante et de la valorisation de la micro-politique. Pour eux,

ce réenracinement dynamique, ouvert, n’est pas de l’ordre de la régression, de la clôture ou du sur place. Il privilégie les notions de réciprocité, d’entraide, de solidarité, de proximité, d’échange de services et d’économies parallèles, de valeurs partagées. La résistance à l’homogénéisation planétaire ne peut s’opérer qu’au niveau local.

Stéphane François en tire la conclusion suivante : « Cette défense des terroirs est donc foncièrement non universaliste et différentialiste et par conséquent s’accorde idéalement avec la philosophie païenne qui développe un discours similaire. »

L’écologie est très tôt intégrée dans les écrits du GRECE. En 2000 le Manifeste Pour une renaissance européenne consacre un chapitre à « l’écologie intégrale, contre la démonie productiviste ». Constatant que « la généralisation rapide, à l’échelle de la planète, du niveau occidental de production et de consommation aboutirait en quelques décennies à l’épuisement de la quasi-totalité des ressources naturelles et à une série de bouleversements climatiques et atmosphériques aux conséquences imprévisibles pour l’espèce humaine ». le Manifeste insiste sur la nécessité de prendre « conscience d’une co-appartenance de l’homme et du cosmos ».

Contre les « droits de l’homme » et l’universalisme chrétien

Stéphane François souligne que « le refus des droits de l’homme est une valeur classique des droites radicales depuis sa formulation par Joseph de Maistre ». La Nouvelle Droite élabore cependant une critique originale en convergence avec « les critiques formulées par les gauches radicales post-soixante-huitardes ». Néo droitiers, néo païens, communautaristes, identitaires, tous se retrouvent pour dénoncer le côté abstrait de l’universalisme chrétien, comme de l’universalisme républicain.

Ils opposent « aux droits de l’homme », deux notions : celle des droits des peuples à « l’identité », et  celle de la « justice », à référer aux différentes « cultures », et « supposant que tous les individus ne sont pas également respectables », écrit Guillaume Faye (qui a participé au GRECE de 1973 à 1986, et fut journaliste à l’Écho des Savanes et à Skyrock).

Anti-capitalisme, anti-libéralisme, critique de l’État providence

La société libérale marchande est dénoncée dans le discours néo païen. Le matérialisme, l’argent, « le règne de la quantité », l’homme consommateur indifférencié et interchangeable, les grands groupes industriels multinationaux, le déracinement des populations, sont autant de conséquences de la marchandisation du monde. Cet anti-capitalisme porte en lui un anti-marxisme virulent. « Le marxisme est compris comme une doctrine fondée sur le productivisme, l’égalitarisme et le rationalisme hérités des Lumières, réduisant l’homme à un rôle de producteur-consommateur »

Les néo païens tendent vers un système économique « organique, semi autarcique et autogestionnaire qui vise à la disparition de la production de masse ». Le libéralisme « considéré comme la source du déclin de la vertu civique par la dissociation de la société, le désengagement des personnes, et de l’État » est dénoncé. Le modèle de l’État-providence (social-démocrate), achève, écrit Charles Champetier, « la déstructuration des solidarités sociales inaugurée par le jeu du marché », « les protections qu’il offre » et « l’entretien de sa bureaucratie » deviennent trop insupportables aux individus. Alain de Benoist reprendra en 1999 cette critique de l’État-providence, coupable, selon lui, d’exacerber « l’individualisme, la déresponsabilisation », de « transformer les sociétaires en assistés, au profit du système communautariste des penseurs anglo-saxons ».

Pour un Empire européen des « communautés ethniques » ?

Stéphane François relève « l’apparition d’un discours européiste fondé sur l’idée d’une unité culturelle et raciale européenne issue des Indo européens ». Ce « nationalisme ethnico païen se substitue, sans l’effacer, au nationalisme européen et régionaliste post-fasciste des années cinquante et soixante ». « Les néo droitiers ont une conception anti-moderne de l’État, largement influencée par la pensée contre-révolutionnaire. L’État nation y est rejeté au profit d’une identité supra nationale, l’empire, conciliant des impératifs régionalistes et géopolitiques. »

À cet égard, les thèses défendues par le GRECE posent que « dans une planète mondialisée, l’avenir appartient aux grands ensembles civilisationnels capables de s’organiser en espaces autocentrés et de se doter d’assez de puissance pour résister à l’influence des autres ».

Cette volonté de réactiver le projet d’un Empire européen n’est pas vraiment fondée sur « le désir d’unir les peuples ». Elle vaut pour constituer une puissance continentale capable de « contrer l’hégémonie du modèle libéral américain ». (Rappelons que dans l’entre-deux-guerres, la construction de l’Europe – y compris de « l’Europe allemande » – était projetée contre l’emprise du « capital international » ou de l’impérialisme « anglo-saxon », en même temps que contre la « barbarie soviétique ».)

Dans les mouvances régionalistes tantôt à gauche ou à l’extrême gauche, tantôt à droite ou à l’extrême droite, on s’accorde sur cette base, à défendre un peuple au sens « ethnique » du terme.

Parmi ces régionalismes ethniques, il existe des tentatives païennes de fonder un système communautaire de petites structures autonomes les unes par rapport aux autres, unis simplement par une culture commune et qui […] se regrouperaient d’elles mêmes librement et par affinités au sein d’unités plus grandes.

Depuis le milieu des années soixante-dix l’idéologie païenne (ou « paganiste ») a été mobilisée par la Nouvelle Droite. Il s’agit en l’occurrence d’une création moderne, forgée à la fin du xviiie siècle (l’ethno-nationalisme du néo paganisme germanique, puis italien, en France paganisme régionaliste, en particulier breton et normand).

Le recours au paganisme, c’est-à-dire aux modèles socioreligieux des sociétés traditionnelles, a permis de faire une critique radicale de la modernité, synonyme à la fois d’occidentalisation et d’américanisation des mœurs, et de ses principales expressions, le libéralisme et les droits de l’homme et manifestations, l’individualisme et l’utilitarisme. En effet, l’individualisme, assise du libéralisme, serait issu selon eux du christianisme.

Après Mai 1968, un néo paganisme gauchisant connaît aussi un essor en France. Ses thématiques peuvent recouper celles de la Nouvelle Droite, qui puise dans les cultures marginales, les contre cultures, musique, bandes dessinées. La BD, Corto Maltese en Sibérie, d’Hugo Pratt est une adaptation du livre de Jean Mabire, Ungern le baron fou.

Le discours païen a joué

un rôle important dans le contenu de sa vision du monde et de la société : refus du dualisme, recours aux mythes, écologie, refus de l’individualisme et de la modernité, éloge du communautarisme, sexualité libérée de la chute originelle […]. Le paganisme a permis, aussi, d’élaborer une doctrine politique intéressante fondée sur une démocratie locale, avec parfois une dérive régionaliste ethnique chez les identitaires, inspirée des sociétés antiques grecque et germanique.

La thèse de Stéphane François fournit des données assez complètes sur un ensemble de courants plus ou moins souterrains. Les données qui y sont regroupées enjoignent à considérer avec plus de circonspection la teneur de mots d’ordre de la droite ultra, que certains courants de gauche ont entonné avec entrain. Enfin, le contenu de ce travail conduit à s’interroger sur la nature de l’enjeu, d’ordre historique et politique, que de telles migrations idéologiques mettent au jour.

 

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