Sur la nation : Auguste Blanqui, Jules Guesde

[Contribution de la Société Populaire d’Education]

Auguste Blanqui : La légitimité de la nation revient aux classes populaires

Blanqui (1) porte un intérêt particulier au positionnement des classes sociales (bourgeoises et prolétariennes) dans la formation historique de la nation, sa défense ou son démembrement. Bien qu’il soit un défenseur de la formation historique de la nation française, Blanqui pose que celle-ci est composée de classes qui se livrent une guerre inexpiable.

« Il ne faut pas se dissimuler qu’il y a guerre à mort entre les classes qui composent la nation. »

Si, selon Blanqui, la nation ne suspend pas les antagonismes sociaux, cela ne signifie pas que les classes populaires ne soient pas attachées au cadre qu’elles ont contribué à forger. Les classes au travers de leurs intérêts propres ont déterminé les caractères spécifiques de l’existence de la nation. Les luttes qui sont menées à l’interne, comme les luttes contre des menées extérieures, répartissent les diverses forces sociales en fonction de leurs intérêts immédiats et historiques. Il en ressort que toutes les classes en lutte dans le cadre de la nation ne sont pas également “nationales”. Une différenciation fondamentale s’opère entre classes laborieuses et classes oisives ou classe capitaliste, « seigneurs du sol et du capital ». Le choc de leurs intérêts respectifs interdit une communauté des intérêts de classes comme représentant de façon unitaire l’intérêt de la nation. L’intérêt de la nation se rapporte principalement, du moins au cours de la période considérée, à l’intérêt d’une classe donnée, en l’occurrence la classe des travailleurs :

« La société française n’est pas la nation française. Ne confondons pas deux êtres distincts et ennemis. La société, c’est le capital, la nation c’est le travail. »

En raison de leur nature de classe, l’opposition des classes oisives, capitalistes, à la nation est irréductible. Les pratiques de classes qui y correspondent – telle la quête de profits – illustrent cette opposition :

« Dans la classe moyenne [bourgeoisie], la grande majorité composée de ces hommes qui n’ont de patrie que leur comptoir ou leur caisse, qui se feraient de grand cœur Russes, Prussiens, Anglais, pour gagner deux liards sur une pièce de toile. »

Dans la guerre de 1870, Blanqui ne peut manquer de voir une illustration de la relation entre les intérêts des classes, les formes du pouvoir politique et les attitudes à l’égard de la nation et de sa défense. Les classes riches, selon lui, bradent la nation, le pays :

« Les gredins, ce sont les fuyards millionnaires qui se sauvent avec leurs écus, abandonnant Paris et la France aux Prussiens. »

Les classes fortunées sont enclines à se soumettre, négocier avec l’ennemi (alors la Prusse) :

« Qui donc oserait soutenir qu’il n’y a pas à Paris des partisans d’une paix à tout prix. Ils ne forment qu’une minorité, c’est vrai, mais cette minorité est puissante par la fortune et par l’influence ».

Selon Blanqui, les classes liées au régime du capital, la classe dominante « ne voudrait pas d’une grandeur nationale qui briserait ses privilèges et ouvrirait ses portes à l’Égalité ». Cette classe ne peut envisager l’éventualité d’un changement de régime social et politique que la guerre et la défense patriotique serait susceptible d’entraîner.

« On avait déjà vu à l’œuvre la souveraineté du capital, dans l’intérieur. On va l’expérimenter pour les questions étrangères. »

« Plutôt l’étranger ! Plutôt la France rayée de la carte de l’Europe et le peuple français de la liste des nations ! L’idée nouvelle [socialisme] elle n’en veut pas […]. Au fond de cette guerre extérieure, il y a surtout la guerre intérieure. C’est le dedans qui décide du dehors. Le capital préfère le roi de Prusse à la République. Avec lui, il aura, sinon le pouvoir politique, du moins le pouvoir social […] La tranquillité dans l’opulence par la servitude des masses tel est l’idéal de la caste dominante. C’est pour l’amour de cet idéal que la France va périr. »

« Il nous reste à contempler les dernières convulsions de notre nationalité expirante. La Bourse saluera d’une hausse de 15 francs l’heure fatale. Car la patrie meurt, mais la Bourse ne se rend pas. »

Ce sont les classes du peuple qui ont intérêt à s’opposer à l’invasion et à la soumission, et seules elles peuvent soutenir la défense patriotique :

« Un peuple ne peut compter que sur lui-même ».

« La Démagogie [les masses du peuple] fera tête et ne se laissera point égorger qu’on le sache bien […] En 1870, elle est la Patrie. Elle défendra la Patrie avec les ongles et les dents. »

Les contradictions entre la bourgeoisie et le peuple à propos de la nation, reproduisent l’opposition entre progression et rétrogression historique. La bourgeoisie ne veut pas de “l’idée nouvelle”, du socialisme. Pour elle,

« périsse le progrès plutôt que l’autocratie absolue du capital »

Ce sont les masses ont intérêt au progrès dans le domaine social :

« Qu’est-ce que le socialisme sinon l’amélioration du sort des masses. »

Le peuple n’a pas intérêt au démembrement de la nation. Le démembrement national qui résulte de la soumission à une puissance étrangère s’accompagne nécessairement d’une régression sociale pour les classes du peuple. Il n’en est pas de même pour les classes riches, bourgeoises, ou dominantes, qui veulent avant tout maintenir leur régime de propriété. C’est pourquoi elles se révèlent paralysées face à une invasion étrangère, craignant que l’appel au peuple pour défendre la nation n’entraîne dans la foulée ses passions “socialistes”.

« La guerre […] c’est la banqueroute, la guerre c’est [l’instauration de] la République. On ne peut soutenir la guerre qu’avec le sang du peuple […]. Il faudrait donc faire appel à ses intérêts, à ses passions, au nom de la liberté, de l’indépendance de la patrie ! Il faudrait remettre dans ses mains le pays que lui seul pourrait sauver. Plutôt cent fois voir [un envahisseur] que de déchaîner les passions de la multitude. »

La guerre de 1870 rend palpable l’opposition entre intérêts des classes au regard de la question : défense ou de la liquidation de la nation. Et, pour le peuple, la possibilité de mener la lutte politique dépend du maintien de l’indépendance de la nation.

« La nation sous le coup des baïonnettes allemandes, ne s’appartient plus. Or, pour disposer d’elle et statuer sur son avenir, elle doit être libre. Elle a donc perdu ce droit avec sa liberté. »

Considérant que les classes populaires veulent une défense de la nation tandis que la bourgeoisie accepte la soumission, la légitimité nationale revient ainsi pour Blanqui aux classes populaires. Elle procède de ceux qui luttent pour la maintenir et réside tout entière, pratiquement, dans les classes populaires et dans leur volonté de faire advenir la République Sociale.

 

NOTE

(1) Voir l’analyse de Bernard Peloille, De la Nation et de sa prise en charge et de sa déprise, d’une révolution l’autre, Inclinaison, 2016.

 

Jules Guesde : Classe ouvrière, nation, patriotisme, internationalisme

Pour Jules Guesde, la nation est considérée comme une forme progressiste de l’évolution humaine, ce qui n’exclut pas l’existence en son sein d’une lutte entre classes sociales. Guesde n’en déduit pas pour autant que le cadre national, historiquement forgé, doive être détruit au prétexte d’un internationalisme mal compris. Pour lui, comme pour Blanqui, les réalités et les notions de classe et de nation ne s’opposent nullement, et la défense de la nation, le patriotisme, lui semblent se trouver davantage du côté des classes exploitées que des classes exploiteuses. Ce qui se trouvait attesté par l’insurrection populaire de la Commune (1871), faisant suite à la capitulation des classes dirigeantes au cours de la guerre franco-allemande. Les quelques extraits de textes de Guesde proposés ci-dessous en font foi.

Congrès National du Parti ouvrier — Limoges 1906

L’internationalisme suppose la formation de nations constituées

« On a parlé ici de nations comme de quelque chose, soit de purement artificiel, soit de purement réactionnaire. Mais les nations sont quelque chose de considérable dans l’évolution de l’humanité ; elles sont une étape sur la grande route de la patrie humaine. Et le rôle quelles jouent aujourd’hui ne sera pas épuisé demain. Je salue les nations constituées qui me permettent de parler, d’ores et déjà, d’internation et de percevoir et d’entrevoir et de poursuivre la nation unique de l’avenir. »

Janvier 1893 — Conseil National du Parti ouvrier « Aux travailleurs de France ! »



 Le collectivisme ne se réalise pas aux dépens des nations, mais à leur bénéfice

« L’internationalisme n’est ni l’abaissement, ni le sacrifice de la patrie. Les patries, lorsqu’elles se sont constituées, ont été une première et nécessaire étape vers l’unité humaine à laquelle nous tendons et dont l’internationalisme, engendré par toute la civilisation moderne, représente une nouvelle étape, aussi inéluctable. »

Les internationalistes sont les seuls patriotes, non les classes exploiteuses

« Nos adversaires de classe ont recours à la seule arme qui leur reste : la calomnie. Ils sont en train de dénaturer notre internationalisme comme ils ont essayé de dénaturer notre socialisme. Et, bien que ceux qui affectent de nous présenter comme des sans patrie soient les mêmes hommes qui, depuis un siècle, n’ont su que faire envahir et démembrer la patrie livrée par leur classe au banditisme de la finance cosmopolite et exploitée […], pas plus que nous ne leur avons permis de confondre la solution collectiviste avec l’anarchie, cette caricature de l’individualisme bourgeois, nous ne les laisserons traduire notre glorieux cri de : vive l’Internationale ! par l’inepte hoquet de : à bas la France !

« En criant Vive l’Internationale ! ils crient Vive la France du travail ! vive la mission historique du prolétariat français qui ne peut s’affranchir qu’en aidant à l’affranchissement du prolétariat universel ! »

« Nous voulons donc – et ne pouvons pas ne pas vouloir – une France grande et forte, capable de défendre sa République contre les monarchies coalisées et capable de protéger son prochain 89 ouvrier contre une coalition, au moins éventuelle, de l’Europe capitaliste. »

La formation historique de la France nourrit le patriotisme des socialistes français

« Les socialistes français sont encore patriotes à un autre point de vue et pour d’autres raisons : parce que la France a été dans le passé et est destinée à être dès maintenant un des facteurs les plus importants de l’évolution sociale de notre espèce. »

« C’est la France qui, après avoir déchaîné sur le monde la Révolution bourgeoise, préface indispensable de la Révolution prolétarienne, a été le grand champ de bataille de la lutte de classe, mettant sans compter au service de la rédemption du travail ses héroïques insurgés de Lyon 1832, et de Paris 1848 et 1871. »

Et nous comptons sur nos camarades français, sur le peuple de l’atelier et du champ, pour se joindre au Conseil National du Parti dans ce double cri qui n’en fait qu’un : Vive l’Internationale ! Vive la France ! »

Congrès National du Parti ouvrier — Limoges 1906

Le but de la classe ouvrière : un régime social contre l’exploitation et la guerre

[La guerre étant un des effets du capitalisme, il n’y a lieu, ni moyen de la combattre à part, elle ne disparaîtra qu’avec lui]. « On peut phraser contre la guerre, on ne saurait la supprimer dans une société basée sur les classes et leur antagonisme. »

« Lorsque j’entends parler d’insurrection à opposer à une guerre déclarée, […] je dis que s’il y a un seul moment où elle est impossible, c’est […] lorsque le péril commun fait taire toutes les autres préoccupations. […] Et cette insurrection que le prolétariat ne fait pas pour la reprise des usines, des machines et autres moyens de production […] vous lui en feriez un devoir seulement pour mettre sa peau à l’abri le jour de l’ouverture des hostilités ? Ce jour-là, il pourra bien y avoir des francs-fileurs, il n’y aura pas de révolutionnaires. »

«  […] On a essayé de cette insurrection en 1870. Et qu’est-ce que nous avons vu ? La population de Paris prenant au collet [de tels] insurgés et voulant les coller au mur comme espions prussiens. »

« Si vous dites aux prolétaires que c’est pour le défendre [le capital] qu’ils vont se faire tuer, vous leur mentez. » « Demandez donc aux patrons, aux propriétaires, aux rentiers de l’Alsace s’ils ont perdu un seul centime à l’annexion [guerre franco-allemande 1870-71]. »

« Notre devoir national, c’est de faire la révolution sociale chez nous »

« En proposant un autre but [que celui du socialisme] à la classe ouvrière, on la détourne du véritable but […]. Ce qu’il faut dire au prolétaire, c’est : prends le gouvernement, chasse les bourgeois du pouvoir, et la guerre aura vécu. »

« Depuis 1848, le prolétaire a une patrie] Les usines, les mines, les chemins de fer, tout lui appartient, mais il n’a pas fait encore l’effort nécessaire pour entrer en sa possession. »

« Chaque prolétariat est comptable devant le prolétariat de tous les pays de sa bourgeoisie à lui. Quand, sous prétexte d’horizons plus vastes et d’action plus décisive, vous faites oublier à la classe son champ national, sa dette envers la classe ouvrière des autres nations, vous faites encore œuvre antisocialiste et antirévolutionnaire. »

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