Jean-Pierre Bertin-Maghit, Les documenteurs des Années Noires (2004)

Documentaires de propagande – France 19401944

L’auteur, professeur d’études cinématographiques à Bordeaux III, a sélectionné pour son étude 178 documentaires réalisés entre 1940 et 1944. Les filmographie de ces 178 documentaires est proposée en annexe. En outre, un DVD Vidéo propose une sélection passionnante de ces films. Deux séries sont confrontées : celle de la zone libre sous le gouvernement de Vichy, celle de la zone occupée sous commandement allemand. Il mentionne aussi l’existence d’un cinéma de la France libre (OFIC, Ici la France), qui a produit quelques films surtout à partir de 1943 (1).

Rappelons la situation de la France sous occupation allemande entre 1940 et 1944. La France est divisée en une zone dite « libre », avec pour capitale Vichy, sous la direction du Maréchal Pétain, une zone occupée sous commandement militaire allemand à Paris (à l’hôtel Majestic), une zone rattachée au commandement militaire de Bruxelles (Nord et Pas de Calais), une zone annexée à l’Allemagne (Haut Rhin, Bas Rhin, Moselle).

Deux politiques cinématographiques en concurrence et complémentarité

S’intéressant aux deux premières zones, l’auteur confronte la politique cinématographique de Vichy à celle de l’occupant. Il analyse en premier lieu certains aspects de la concurrence économique liés à cette politique.

Avant la guerre, la politique cinématographique de la France visait à limiter le poids du cinéma américain. Vichy peut de la sorte se présenter comme poursuivant en zone libre une politique “d’indépendance” en matière de cinéma, contre le poids de l’industrie américaine, ce qui aboutira à l’interdiction de la diffusion des films en provenance de ce continent. Face à “l’invasion” américaine, on stipule qu’une politique « nationale » volontariste est à l’œuvre  dans le secteur libre, il est vrai en alliance avec des capitaux allemands, afin de lutter contre le poids des capitaux anglo-saxons. Pour espérer maintenir cette « indépendance » relative, les autorités font du zèle auprès de l’occupant.

Des structures corporatives de production, associant capital et travail sous tutelle de l’état, sont instituées. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une  politique visant à exercer une hégémonie de l’information, au moyen d’un soutien aux productions dites « d’intérêt national ». Dans ce cadre, les documentaires de propagande ont la priorité pour les crédits. En zone libre, le monopole des actualités est assuré par France Actualités Pathé Gaumont.

Du côté de l’occupant l’ambition est de parvenir à une colonisation économique du cinéma européen, ici aussi contre le cinéma américain. L’Allemagne prétend devenir promoteur d’un grand cinéma européen. Les dirigeants développent le concept d’un « marché unique du cinéma », y compris en zone libre, avec interdiction de toute production anglo-saxonne (le cinéma américain est supposé se trouver aux mains des juifs). L’Allemagne contrôle en zone occupée les budgets, la répartition des pellicules. Toutefois l’industrie du cinéma de propagande peut employer des cinéastes français pour faire passer ses contenus. Des salles de cinéma sont achetées dans toute la France (libre et occupée) par des sociétés allemandes,  elles en contrôlent jusqu’à 90 % dans certaines régions. En zone occupée, les informations sont sous monopole allemand, avec les Actualités mondiales, centrées sur les offensives guerrières et sur le combat contre tous les opposants de la « Nouvelle Europe ».

Dès novembre 1940, l’influence des actualités et de la propagande documentaire allemande se fait sentir en zone libre par des échanges de documents entre Actualités mondiales et France Actualités. Deux ambitions se conjuguent : l’occupant veut étendre son influence en zone libre et Vichy veut diffuser l’image de la révolution nationale et du Maréchal en zone occupée. Pour ce qui touche aux actualités, un accord est ainsi conclu entre Vichy et l’Allemagne pour interdire les actualités américaines. Des négociations ont lieu aussi entre les différentes instances de production cinématographiques. Des pourparlers s’engagent, notamment sous l’égide de Tixier-Vignancourt, afin d’ouvrir plus largement la zone libre aux reportages allemands, susceptibles de servir « les intérêts communs de la France et de l’Allemagne ». à partir de 1942, Vichy ne maîtrise plus sa politique de documentaires. à la suite de pourparlers en vue de constituer une société à capitaux mixtes, qui échouent, un regroupement est opéré pour la production d’un journal unique, sous contrôle allemand. Sans doute pour dissimuler la perte de tout contrôle du gouvernement de Vichy sur ces productions, le nom de France Actualités coiffe l’ensemble.

La détermination des contenus

Du côté de Vichy, on s’efforce de maintenir la fiction d’une politique indépendante, et les thèmes diffusés aussi longtemps qu’un minimum d’autonomie est maintenu, se révèlent en effet très différents des documentaires de la zone occupée, sous influence directe de l’occupant. Les budgets sont cependant faibles, les moyens limités.

Du côté de la France occupée, la propagande par la production d’images est liée ou inspirée par deux instances. La Propaganda Abteilung répartit les matières premières, contrôle, donne les autorisations de tournage, et l’Ambassade d’Allemagne est chargée de la politique culturelle, celle-ci a pour souci d’adapter les contenus au public français. En 1941 est aussi créé l’Institut d’études des Questions Juives, qui produit des documents et des films ouvertement antisémites, des cinéastes et opérateurs français sont recrutés, dont la plupart avaient été partisans de la collaboration européenne avant même 1933. Ils peuvent être opposés au gouvernement de Vichy, estimant que sa politique est trop timorée à l’égard des juifs, des francs-maçons, des résistants ou du camp des alliés. Cet Institut est créé en concurrence avec le Commissariat général aux questions juives de Xavier Vallat, jugé aussi trop timoré.

Les films d’actualité et de propagande allemands sont assez mal reçus par les Français, notamment les films les plus antisémites. Ils peuvent être accueillis par des chahuts, des  rires, dans les salles parisiennes notamment. En représailles cinquante et une salles sont fermées. Dans les cinémas réservés à l’armée allemande, ces films font salle comble. à partir de 1943, une tendance s’affirme, elle conduit à calquer la propagande en direction des Français sur les mêmes principes que celle destinées aux Allemands. Le public français est en général rebuté. Plus le cours de la guerre lui est défavorable, plus l’occupant impose ses sujets d’actualité, avec une radicalisation dans la désignation de l’ennemi. Avec l’arrivée de Philippe Henriot au Secrétariat d’état à l’Information, en janvier 1944, toutes les requêtes allemandes en matière “d’information” sont acceptées, ce qui entraîne dans les salles de nouveaux chahuts.

Les thèmes de propagande

Bien que dans sa lutte d’influence, tant au plan économique que sur les contenus, Vichy succombe très vite à l’influence allemande, au cours des deux premières années, on peut observer les différences existant entre les thématiques des documentaires à vocation propagandiste, selon que l’on se situe en zone libre ou en zone

Des objectifs distincts sont visés.

Les documentaires sous contrôle de Vichy visent à faire prévaloir une vision corporatiste et de solidarité nationale, en taisant la réalité du contexte d’occupation. Il s’agit selon la dénomination même qui en est donnée de favoriser les « films d’intérêt national ». Les productions peuvent être centrées sur la préservation de “l’identité” du pays, son unité, voire même sur l’idée de souveraineté de la France et de maintien de l’intégrité de son Empire. Ce que l’auteur nomme le développement de mythes compensateurs. Des accents sont portés sur les thèmes de la patrie, du drapeau, du patrimoine culturel, du folklore, des traditions, de la grandeur de l’histoire française, les grands hommes qui ont fait la France, l’armée, la puissance militaire, la mission civilisatrice dans les colonies, en même temps que l’éloge de leurs identités, leurs traditions, leurs cultures, etc.

S’il n’y a pas d’omission à propos de la défaite subie, imputée à la décadence des précédents gouvernements, le silence est fait sur la guerre, l’occupation du territoire, la ligne de démarcation. Le thème de la relève, des élites, de l’éducation physique, du sport, du courage, est mis en avant. Après le deuil immense de la défaite, la France sous la conduite de son chef, pourra réparer les erreurs du passé, une France nouvelle va renaître, avec un homme nouveau (Même un réalisateur comme René Clément se laissera prendre un temps à cette thématique). L’armistice est supposé avoir sauvé le rôle de la France et de son Empire dans le monde. Montoire a rendu la France à la vie européenne, lui a rendu l’initiative, lui permet d’espérer.

Les thèmes dominants sont centrés sur la communauté et l’obligation de s’y insérer : l’unité de tous les Français doit s’imposer, contre ce qui divise (la lutte de classes, les partis), le versant corporatiste (le thème du travail) est développé, en liaison avec la lutte nécessaire contre l’individualisme, au nom de la solidarité, de l’exaltation de la famille, de l’intégration des hommes dans des équipes unies (idée de la “cordée” avec ses chefs premiers de cordée). Toutefois, il faut noter que le thème communautaire ne vise pas à dissoudre l’individu dans la communauté, mais à maintenir son individualité dans une organisation solidaire. La condamnation de « l’étatisme scélérat » peut être prononcée. Dans les documentaires de Vichy, aucun film n’est centré sur la condamnation des juifs et des francs-maçons, ce qui serait contraire à l’idée intégratrice. Lucien Rebatet à propos de ces réalisations parle de « guimauve », insuffisamment combative contre les ennemis de l’Europe nouvelle.

En revanche, un accord s’établit  avec les thèmes de la propagande allemande, lorsqu’il s’agit  de désigner d’autres ennemis : la Russie soviétique, cause de tous les maux (les documents sont fournis par l’Allemagne), mais aussi les états-Unis, l’Angleterre, qui ont abaissé le rôle de la France en Europe. Une idée est développée : si la France n’avait pas été bridée par les états-Unis et la Grande-Bretagne, elle aurait pu déployer une grande politique européenne.

Dans la zone occupée, la propagande, est beaucoup moins « guimauve », les thèmes de combat prédominent, de même que la désignation d’un ennemi unique, où se trouvent amalgamés tous les ennemis. Dès 1940, la propagande allemande en zone occupée diffuse des films de guerre, propagande calquée sur celle qui est destinée à la population allemande. Dans les actualités, les reportages sur la guerre contre l’Angleterre pronostiquent une fin rapide de la résistance que ce pays oppose. Le rôle protecteur de l’Allemagne à l’égard de la population française est invoqué, grâce à l’Allemagne, tout revient à la normale. En 1941, un relais propagandiste sera assuré par les collaborateurs français, ce qui permet de porter davantage l’accent sur la France, son rôle dans la nouvelle Europe, l’intérêt de la collaboration avec l’Allemagne, contre ses anciennes alliances et leurs partisans, ennemis du Reich (et caractérisés comme appartenant à l’anti-France).

Des films antibolcheviques et antisémites sont aussi largement diffusés. Ils sont aussi projetés en zone libre, en relation avec des expositions telles que « la France européenne », ou « le Bolchevisme contre l’Europe », « le Juif et la France ». Le public, sauf dans les salles réservées aux occupants ou sous contrôle de la Milice, de la Ligue contre le bolchevisme, paraît peu réceptif. Le péril juif est associé à la criminalité, la délinquance, mais aussi à la prise en mains de l’économie, de la banque, à la responsabilité des krachs financiers. On peut parler « d’impérialisme juif ». La franc-maçonnerie, autre cible, peut être associée aux Juifs, on dénonce l’influence judéo maçonnique sur le monde, n’ont-ils pas attaqué l’Allemagne et l’Europe. Ce thème vise à innocenter l’Allemagne de toute responsabilité dans le déclenchement des deux guerres. Juiverie et maçonnerie internationales ne constituent que des bastions avancés de la démocratie anglo-saxonne, Roosevelt est ainsi dénoncé en tant que franc-maçon (à noter qu’aujourd’hui dans le cadre des critiques de l’impérialisme américain, Bush a pu se trouver affublé de l’étiquette de franc-maçon sataniste).

Lors de l’agression contre l’URSS en juin 1941, le thème de la croisade européenne contre le communisme est amplement déployé, au moyen de cette croisade, une organisation européenne de mutuelle compréhension entre les peuples pourrait enfin être réalisée, servant à construire la France nouvelle. Des symboles de la présence de la France dans la lutte anti-communiste sont mis en valeur : une vision du drapeau français sur le sol soviétique, d’un  fortin français, d’un cimetière français.à ce thème est rattaché celui des « communo-terroristes » qui se développe après la nomination d’Henriot, un nouvel amalgame est proposé, le criminel, le juif, le communiste, le résistant, tous représentants de l’anti-France, à la solde de Moscou et Londres.

NOTES

Référence: Paris, Nouveau monde éditions, 2004. J.-P. Bertin-Maghit a aussi publié le Cinéma français sous Vichy, Albatros, 1980, et le Cinéma français sous l’Occupation, PUF, 1994, il a réalisé les documentaires : le Cinéma de l’ombre et On tournait sous l’Occupation.

(1) Parmi les documentaires retrouvés, sept sont en provenance du Gouvernement de Vichy en 1940, deux des Autorités d’Occupation ; en 1941, trente-sept de Vichy, deux des Autorités d’Occupation ; en 1942, cinquante-et-un de Vichy, quatre de l’Occupation ; en 1943, dix-neuf de Vichy, sept de l’Occupation, deux de la France Libre ; en 1944, quatre de Vichy, onze des Autorités d’occupation, vingt-six de la France Libre.

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