2. Qu’est-ce que la conscience de classe ? Comment se forme-t-elle ?

Rapports entre formation au niveau individuel et au niveau général

Qu’est-ce que la conscience de classe ? On peut prendre la question à plusieurs niveaux : conscience individuelle des individus qui composent une classe sociale, ou conscience générale d’une classe donnée, en s’interrogeant sur les distinctions et les interactions entre ces niveaux.

Pour qu’il y ait conscience, il faut un sujet, individuel ou “collectif”, unitaire, c’est-à-dire que la conscience de ce sujet, sa volonté, son action, soient unifiées.

Pour les sujets humains individuels, la question ne comporte pas de difficultés insurmontables (même si, comme on dit, on ne « sait pas toujours qui on est ni ce que l’on veut »). Pour les sujets collectifs — classe, nation, ou autres groupements politiques —, c’est plus difficile. On ne pourra pas ici approfondir la question de ce que peut signifier la notion de sujet collectif, et comment de tels sujets peuvent se former dans l’histoire.

Pour les “sujets collectifs” qui se forment dans l’histoire, il n’est pas facile de se comporter comme un seul être, capable de penser et d’agir sur le monde en fonction d’une volonté Une (unitaire) et d’objectifs unifiés. Pour construire une volonté Une, en vue d’un objectif principal, il faut que ces “sujets”, historiques, composés de multiples sujets humains individuels, aient été organisés, “formés” en un seul sujet. [Ce que Rousseau, à propos du peuple nommait “l’institution du peuple”.] Ce n’est donc que sous forme d’idées que cette conscience peut être exposée, en “extériorité” relative par rapport à la diversité des sujets individuels.

S’agissant des classes sociales, pour qu’il y ait conscience de constituer une classe occupant une place spécifique dans la société, il faut déjà disposer d’un minimum de connaissance de ce qu’est une classe dans un régime social donné, ceci dans ses rapports avec les autres classes.

— Pour le sujet individuel, la « conscience de classe », ne peut consister en une perception isolée de lui-même, d’une supposée position indépendante vis-à-vis des rapports sociaux. Même si on se limite à un premier niveau de la conscience de classe : l’idée de “faire partie” d’une classe suppose qu’on ait déjà une représentation d’ordre général, de ce qu’est la classe à laquelle on pense “appartenir”, qu’on ne se limite pas à sa « position » particulière dans la société ou « dans la production ». Il faut donc une connaissance au moins intuitive, de ce qu’est cette classe au plan général, au sein des rapports sociaux généraux. C’est sur cette base intuitive que peut se développer une conscience de classe plus “théorique”.

Cette connaissance suppose que l’on puisse concevoir les rapports entre cette classe, la classe ouvrière par exemple, et les autres classes de la société. Les classes sociales, comme l’adjectif social l’indique, se définissent en fonction d’un classement d’ordre social, qui fait référence à l’ensemble des rapports sociaux qui structurent la société, pour nous aujourd’hui, le capitalisme. Le positionnement individuel qu’on occupe dans la société ne donne pas directement la compréhension de l’ensemble de ces rapports. La connaissance des rapports sociaux fondamentaux qui déterminent les rapports de classes ne tombent pas du ciel et ne “montent” pas de la classe en nous. C’est par la connaissance qu’on en prend conscience. Et l’existence d’une représentation générale, en idée, de l’ensemble des rapports sociaux, permet aux individus de développer cette conscience.

— Si on considère maintenant la « conscience de classe », telle qu’elle pourrait se trouver posée par un sujet “collectif” — la bourgeoisie ou le prolétariat par exemple — cette “conscience de classe” proprement dite, implique d’une part “l’institution” de ce sujet collectif (règles, organisation, but communs), d’autre part une connaissance développée des rapports entre toutes les classes, par conséquent une compréhension des rapports fondamentaux qui structurent l’ensemble de la société [dans un régime social donné, à une époque donnée, dans une formation historique donnée]. On est là à un niveau théorique, du domaine des idées, telles que celles-ci procurent une vue synthétique de la réalité. A partir de cette compréhension, on peut développer une pleine conscience de classe, et saisir ce qu’elle implique quant au rôle que cette classe peut jouer dans l’histoire, et dans le processus de transformation de la société. Ce que Marx, selon Boukharine [théoricien russe se réclamant du marxisme], appelait le « rôle social » de cette classe, qu’il faudrait aussi désigner comme « rôle historique ».

La conscience de classe pleinement formée ne se limite pas ainsi à l’idée de se révolter pour ses intérêts exclusifs, contre toutes les autres classes, elle suppose que l’on saisisse comment un autre régime de production peut se constituer sur la base de l’ancien (pour nous le capitalisme), sous quelles conditions, et quelle classe peut diriger ce processus de transformation. Cette conscience, au sens de connaissance, ne tombe pas non plus du ciel et ne vient pas en nous spontanément, même par « l’expérience de la lutte », comme le postulait ce même Boukharine..

Certes, si l’on se situe au niveau des sujets individuels, les luttes pratiques, et même les révolutions, ne résultent pas directement de cette connaissance générale. Pour que les classes se mettent en mouvement, il faut tenir compte des conditions historiques qui ont rendu possible ce mouvement, et des mobiles qui “poussent” telles ou telles classes à lutter pour une transformation sociale, et telles autres à lutter pour la conservation du monde ancien. Pour un sujet “collectif” (classe sociale), il n’en demeure pas moins nécessaire qu’une théorie, une organisation, aient porté ou portent au plus haut point, cette conscience générale historique (et les finalités poursuivies). Pour que la classe se constitue en véritable sujet, cette conscience générale doit être constituée (ou reconstituée), rendue visible, posée devant, face à tous les individus qui la composent, mais aussi face à la société dans son ensemble.

 

Lénine. Le caractère politique général de la conscience de classe

Comment se forme la conscience de classe au niveau individuel ou à celui de la classe elle-même ? Certains, tels Boukharine, s’imaginent qu’elle « découle » spontanément de la « position de classe » « dans la production », plus spécialement au cours de « l’expérience de la lutte ». Et qu’elle risque d’être bloquée, non par les conditions matérielles (économiques), mais par des systèmes d’idées fallacieux, c’est-à-dire par « l’inculcation » de « l’idéologie de la classe dominante », ainsi que l’affirmait le philosophe Louis Althusser. Pour lutter contre cette “idéologie”, il professait que les ouvriers ne disposent que de « réflexes de classe ».

Au contraire Lénine, distinguait à ce sujet deux plans : celui du “mouvement spontané”, “forme embryonnaire de la conscience”, tel qu’il peut dépendre de la « lutte » immédiate, ou de la « position dans la production », et, celui d’une conscience politique pleinement développée.

La conscience de classe, au sens plein, ne pouvait naître selon Lénine de l’intérieur du mouvement spontané, à partir des revendications économiques immédiates, nécessairement morcelées. Selon lui, la conscience ne pouvait venir que de l’extérieur du mouvement spontané.

Comment comprendre cette idée ? De l’extérieur ne signifie pas pour Lénine qu’il faut inculquer aux ouvriers (ou aux classes populaires) des principes étrangers à leur lutte, mais que seule une vision générale, théorique, peut permettre de poser et donner à voir à tous, de façon générale les raisons du mouvement d’ensemble et de son évolution. Selon lui, la lutte spontanée, et les premiers éléments qu’elle permet de se représenter, ne sont que « la forme embryonnaire du conscient ». Le sens général de la lutte doit être rendu visible, se poser devant tous, dans une certaine extériorité par rapport aux individus, aux groupes partiels, face au mouvement spontané et à l’ensemble de la société (1).

La conscience de classe dans son plein développement se constitue en fonction d’une connaissance générale des rapports qui structurent l’ensemble de la société et rendent compte des buts communs et de l’objectif historique à poursuivre et des moyens d’y parvenir. Cette connaissance ne peut s’exposer que sur un terrain général, commun à toute la société, le terrain politique, et non dans chaque lutte parcellaire et sur le seul terrain des diverses revendications économiques. C’est sur le terrain politique que les conditions générales de la lutte, le but commun poursuivi, peuvent être vus par l’ensemble de la classe et de la société. C’est aussi sur le terrain politique que la lutte pour la transformation d’ensemble de la société peut être dirigée, et non sur le terrain de la lutte économique immédiate dans telle ou telle entreprise ou pour telle ou telle catégorie sociale, contre telle ou telle mesure des gouvernements. C’est pourquoi il importe que les organisations qui veulent dresser une orientation générale pour la lutte des classes populaires se positionnent, d’une façon ou d’une autre, en ce lieu général d’expression, le lieu politique.

Cela n’exclut pas de conduire des luttes parcellaires sur le terrain revendicatif, mais cela n’est pas l’objet premier de la lutte politique et de l’organisation politique. Les luttes économiques, dit Lénine, doivent être subordonnées aux objectifs politiques généraux.

L’organisation politique a pour rôle principal de travailler à élever d’emblée (et non par degrés) la conscience des classes populaires au niveau le plus général, le niveau politique, et non de « rabaisser la lutte au niveau des seuls résultats tangibles » comme le revendiquait le courant des “économistes” en Russie (à la fin du XIXe siècle – et au début du XXe). Les “économistes” indiquait Lénine craignent de « s’éloigner d’un seul pas de ce qui est accessible à la masse des ouvriers », ils veulent se « pencher sur eux », « se mettre à leur portée », plus exactement à « la portée des ouvriers les plus arriérés ». Ils affirmaient qu’on doit s’abstenir d’exposer aux masses ouvrières des « questions théoriques et politiques générales », ce qui signifiait qu’ils abandonnaient la direction des luttes théoriques et politiques à la classe bourgeoise.

La lutte sur le terrain économique immédiat (contre le patronat et le gouvernement) indiquait encore Lénine peut se révéler nécessaire, mais elle n’est pas « le meilleur moyen pour entraîner les masses à la lutte politique », c’est-à-dire pour une action générale sur l’ensemble de la société. Pour Lénine, il ne s’agissait pas non plus de faire passer « graduellement de la lutte économique à la lutte politique » ou de « donner à la lutte économique elle-même un caractère politique ».

Pour lui, la conscience de classe pleinement développée se définit comme conscience politique, et celle-ci suppose une vision d’ensemble des conditions générales de la lutte sociale, vision qui structure l’organisation et guide l’action pratique. C’est pourquoi, il posait comme indispensable dans la propagande de faire des « révélations politiques sur toutes les classes », leurs rapports réciproques, les visées objectives des unes et des autres, le contexte général et historique de la lutte, toutes choses qu’on ne peut percevoir sur la base de points de vue partiels, isolés dans le temps, ou de combats locaux et catégoriels.

 

Facteurs et conditions de formation de la conscience de classe

Si l’on résume des différents points abordés, on peut poser :

1/ Que pour qu’il y ait conscience de classe, il faut qu’existent des classes sociales, donc un mode de production et des rapports sociaux déterminant l’existence de ces classes et leurs positions réciproques. C’est une condition nécessaire, mais non suffisante. La conscience de classe ne résulte pas directement du fait que tel ou tel groupe social ou catégorie, occupe telle ou telle “place” au sein des rapports sociaux de production.
2/ La conscience de l’existence des classes, de leur nature, de leurs rapports, suppose que des représentations générales, des connaissances en aient été forgées, de façon individuelle ou collective. Les représentations de classe ne sont pas nécessairement forgées par les représentants d’une classe particulière. Ainsi, les théoriciens bourgeois du XVIIIe siècle français (économistes ou politiques) ont une représentation d’ensemble de l’ensemble des rapports de classes dans la société de leur temps.
3/ Pour que des individus particuliers aient conscience de participer de l’existence de telle ou telle classe et de viser les objectifs historiques de cette classe, ils peuvent prendre appui sur leur situation propre, leurs luttes, etc., mais il est nécessaire que, d’une part, se constitue une représentation de leur position commune, et que, d’autre part, une représentation générale des rapports de classe aient été forgée, par des individus de leur classe, voire d’une autre classe, peu importe, si la théorie est conforme à la réalité d’ensemble et son évolution.
4/ Il est nécessaire que cette représentation générale ait acquis une certaine visibilité dans la société. Cette visibilité suppose l’existence d’un corps de représentations qui se construise et s’expose dans la sphère des idées, en tant qu’elles participent de la vie politique d’une société. Les représentations générales se donnent à voir à l’ensemble de la société, d’autant mieux qu’existe un lieu politique commun, historiquement constitué (un État unitaire).
5/ Du fait qu’on postule l’existence d’une lutte entre classes, l’exposé public de cette représentation générale requiert un sujet “collectif” construit, une organisation politique de classe (lieu politique unitaire), concernant toute la société, et donnant à voir le rôle la place de cette classe et son rôle historique, sa vocation hégémonique (rôle directeur d’orientation). Dans un État démocratique, les représentations générales de classe peuvent, en principe, être publiquement exposées, de façon légale. Mais bien que légalement autorisés, elles sont parfois absentes. Voir notre situation actuelle. Dans un État non démocratique (autocratie, fascisme), cette représentation générale ne peut être exposée et diffusée que dans l’illégalité.

Dans tous les cas, une conscience de classe développée, politique et historique, requiert l’existence d’un « sujet collectif », capable de se présenter comme « instance politique » organisatrice, et d’exposer de façon unitaire et cohérente les conditions, les buts, et moyens de la lutte, en fonction des différentes périodes, phases et situations historiques.

Jean-Jacques Rousseau :« De lui-même, le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. […] Il faut lui faire voir [à la volonté générale] les objets tels qu’ils sont […] lui montrer le bon chemin qu’elle cherche, la garantir des séductions des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer les avantages présents et sensibles par le danger des maux éloignés et cachés. » Marx : « Nous ne disons pas au monde, abandonne tes luttes, ce ne sont que des sottises, […] nous lui montrons seulement pourquoi il lutte véritablement. »

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