III. Souveraineté et légitimité au regard des enjeux révolutionnaires

On examinera plus particulièrement sur la base de quelques textes, la position de deux auteurs, Sieyès et Robespierre,  pour ce qui touche à la ques­tion du fondement de la légitimité, en relation avec le tenant de la souve­raineté.

Auparavant, et pour situer leur point de vue, interrogeons nous sur ce qui fait que la Révolution française a pu être dénommée la Grande Révolution.

On peut poser que la Révolution française est la première grande tenta­tive aboutie, à l’échelle de toute la société, d’une pratique sociale d’un en­semble d’hommes agissant pour faire triompher des buts consciemment définis. On se dégage du mouvement involontaire, bien entendu de façon encore partielle et incomplète. On vise à réaliser des finalités conscientes, à l’encontre de rapports sociaux non voulus, posés à l’insu des hommes. Et cela, même si le “volontarisme révolutionnaire” n’a pas saisi ni résolu toutes les contradictions sociales en jeu, si les hommes ont pour partie agi sans avoir pleinement conscience de la totalité de leurs objec­tifs, n’ont pas maîtrisé l’ensemble du processus.

Des finalités distinctes, des intérêts divergents, des analyses différentes coexistent au cours du processus révolutionnaire, la Révolution se présente comme le fruit de l’ac­tion conjuguée de forces composites. Il n’est pas question d’analyser ici les modes de représentation du monde social correspondant à ces diffé­rentes forces, dont certaines étaient d’ailleurs aussi contre-révolutionnaires. On propose plutôt de se centrer sur deux moments et deux façons de concevoir le mouvement révolutionnaire selon les visées sociales que l’on poursuit.

Pour faire le lien avec l’exposé précédent, il faut d’abord noter que si Robespierre et Sieyès, dans les textes considérés,  ne poursuivent pas les mêmes finalités, ils reprennent de Rousseau, des éléments communs :

— La place accordée à la volonté politique pour transformer le cours des choses. Le rôle des formes politiques, du droit politique à cet égard.

— La nécessité d’imposer de nouveaux fondements à la légitimité et à la souveraineté, contre l’ordre antérieur.

— L’idée de lutte radicale entre le passé, le présent et l’avenir : lutte entre forces, principes inconciliables, qui conduisent à la nécessité de “trancher” en faveur des principes que l’on soutient.

Ce qui sépare Robespierre de Sieyès, touche à la question de savoir au nom de qui, et pour quoi, la lutte est menée, quelle volonté souveraine devra l’emporter, quel principe de légitimité doit la fonder. Le combat ini­tial de Sieyès se situe dans le cadre d’une opposition entre le Tiers État et les privilégiés, entre société d’ordres et société marchande (ou société « d’échanges libres »). Ce sont les “classes disponibles”, représentant les intérêts de l’ordre bourgeois, qui pour Sieyès doivent diriger le peuple, en mobilisant sa force contre l’ancienne société. Robespierre se situe dans le cadre d’une autre lutte, celle qui oppose le peuple aux riches, anciens et nouveaux, celle qui oppose « le droit à l’existence » aux formes illégitimes de propriété et à l’anarchie des échanges privés. La question des conditions, des moyens pour rendre effective la souveraineté du peuple, est pour lui essen­tielle.

 

Sieyès

La pensée de Sieyès est complexe, dans la mesure où coexistent en elle des principes qui correspondent à diverses étapes du processus révolu­tionnaire. En outre, au sein de sa pensée,  les rapports entre facteurs éco­nomiques et politiques ne sont pas pleinement élucidées et théorisées. Selon les commentateurs, il peut ainsi se trouver tour à tour théoricien de la dic­tature de classe, représentant du libéralisme politique, ou théoricien du régime représentatif moderne, ou encore précurseur d’une conception technocratique du pou­voir. Ces différentes appréciations sont fondées dans la mesure où elles correspondent à divers stades du processus révolutionnaire. Toutefois, au cours des divers moments, un contenu unique se trouve en jeu : la défense de la société d’échanges libres. Cette défense rend nécessaire dans un premier temps la mobilisation du peuple contre les vestiges du régime ancien, par la suite, une fois ces vestiges (les privilèges) abolis, il convient pour Sieyès de préconiser la mise en tutelle du peuple.

Qu’est-ce que le Tiers État ? expose le moment où le compromis avec la noblesse tourne à l’affrontement, le moment où se proclame  l’alliance nécessaire avec le peuple.

« On ne doit pas se le dissimuler ; le garant de la liberté publique ne peut être que là où est la force réelle. Nous ne pouvons être libre qu’avec le peuple et par lui. »

Dans d’autres textes — pas toujours publics — Sieyès expose au contraire la nécessité de ne pas laisser jouer au peuple le rôle du souverain.

Comment Sieyès pense le rapport entre base économique et formes poli­tiques

Sieyès, veut le triomphe de la société d’échanges libres contre la société d’ordres, il veut la libération des échanges. Une telle libé­ration ne peut triompher que par une lutte entre forces sociales (classes) aux intérêts opposés, elle requiert que les formes politiques corres­pondent aux besoins de “liberté” des rapports économiques marchands. L’instance politique doit remplir un rôle à cet égard.

Pour Sieyès, comme pour Rousseau, la société, “l’état social”, ne ré­sulte pas de processus spontanés, c’est « un ouvrage libre » issu d’une « convention » entre associés. Ouvrage, c’est-à-dire construction. Libre, c’est-à-dire non soumis à des règles pré-données. Issu d’une convention entre associés, c’est-à-dire ne ressortant pas tout établi du mouvement des échanges marchands. Si le point de départ, et le “moteur”, réside bien dans « l’échange libre », cet échange a besoin d’un cadre politique, qui lui permette de se “libérer” des carcans anciens.

Dans les rapports qui se développent “spontanément” entre les hommes, Sieyès distingue deux tendances : Les relations entre « nos semblables » peuvent se poser comme « moyens réciproques » ou comme obstacles. Il faut par la pra­tique politique mettre en avant un “intérêt général”, (plus ou moins général) pour établir l’ordre souhaité (échanges libres), afin que des rapports (non désirés) entre hommes n’y mettent pas obstacle.

« Une société ne peut avoir qu’un intérêt général. Il serait impossible d’établir l’ordre, si l’on prétendait marcher à plusieurs intérêts opposés. L’ordre social suppose nécessairement unité de but et concert des moyens. »“

La médiation politique est nécessaire pour passer de “l’état de nature” à “l’état social”. Il faut des conventions, des règles communes, une recon­naissance mutuelle des associés, une garantie sociale pour que les échanges se révèlent avantageux. Comme dans le Contrat social, il y a l’idée que l’aliénation de moyens particuliers permet en retour de recevoir les avantages qui découlent de l’association publique.

Souveraineté de la nation

Au moyen du concept de nation, Sieyès expose comment il conçoit les relations entre écono­mie et politique. La nation est tout à la fois posée au niveau de la base économique et dans l’ordre politique. La nation est tout à la fois une “combinaison” des activités et des classes productives utiles (contre les classes stériles, les privilégiés) et le regroupement politique moderne des associés (contre le régime des ordres, des “états”). Si, sous le premier aspect (base économique), la nation ressort du mouvement des échanges libres, le second (ordre politique), se présente comme une élaboration construite qui doit satisfaire les besoins de la nouvelle “logique” économique (liberté des échanges).

Il convient à cet égard de considérer quelle place Sieyès confère au travail et à la division du travail dans sa société d’échanges libres. Pour lui, le tra­vail est créateur de formes et de richesses. L’industrie transformatrice déve­loppe les forces productives et la richesse de la société. (Contrairement aux physiocrates, il ne privilégie pas la production agricole et la propriété fon­cière). Le travail ne se conçoit pas sans l’échange et sans la division du travail, facteurs de multiplication des richesses. La division du travail, la combinaison des travaux utiles, les échanges entre travaux, constituent une pièce essentielle dans le processus d’affranchissement des rapports féo­daux. De même que le travail créateur utile s’oppose à la stérilité des classes privilégiées, la société d’échanges libres s’oppose à la société d’ordres. C’est le Tiers État qui représente les « classes du travail », « co-pro­ductives ». Ce sont ces classes qui soutiennent la société, non les classes stériles, privilégiées, qui la ruinent.

Le concept complet de nation combine ainsi facteurs économiques et politiques. La nation est tout à la fois la combinaison des classes utiles et leur établissement politique.

— En tant que combinaison des travaux utiles à la société, la nation tire d’elle-même sa propre légitimité. Elle est aussi le véritable tenant de la souveraineté. C’est elle qui détient le pouvoir constituant, pouvoir actif qui n’est pas lié au passé mais au présent des classes qui soutiennent la société nouvelle. Considérée ainsi, la nation pré-existe à son établissement poli­tique.

« La nation existe avant tout […] avant elle et au-dessus d’elle il n’y a que le droit naturel. »

« La nation seule peut vouloir pour elle-même et par conséquent se créer des lois. »

Le principe de légitimité réside dans le contenu social de la nation, les activités utiles. Le caractère révolutionnaire est attaché à l’idée de nation détentrice du pouvoir constituant actif, contre tout ordre passé.

— La nation a besoin d’un « établissement politique » qui corres­ponde à son contenu social, contre tout ce qui n’est pas la nation : les classes stériles. Un tel établissement doit s’édifier en fonction du schéma suivant :

Nation : ordre commun                  Ordres privés, particuliers

des classes utiles                            des classes stériles

une seule représentation                représentation des ordres

Assemblée nationale                                  États généraux

« Le Tiers seul dira-t-on ne peut former les États Généraux — Eh! tant mieux, il composera une Assemblée Nationale. »

La société doit être réorganisée en fonction de l’ordre commun, par une représentation nationale qui exclut les apanages de représentations, les représentations d’ordres, locales ou de corps.

Dans la première étape de la Révolution, lorsque la force du peuple se révèle nécessaire, et que celui-ci ne prétend pas aller au-delà des buts de la révolution bourgeoise, la nation est posée par Sieyès comme étant syno­nyme de peuple. La nation, ou le peuple, sont souverains. Le gouverne­ment est leur commis. L’idée de représentation égalitaire du nombre prévaut.

Sa conception se révèle toutefois moins univoque. S’il récuse les apa­nages de représentation (par la noblesse), il veut mettre en place la « libre concurrence » pour les fonctions publiques. Au sein de cette concurrence, les fonctions publiques échoient alors “naturellement” à la portion éclairée du Tiers État, aux « classes disponibles », qui sont seules à avoir une for­tune suffisante pour être indépendantes, et ont assez de temps et de connaissances pour exercer le métier politique.

La représentation de la volonté

Sieyès distingue plusieurs étapes dans le mécanisme de représentation de la volonté.

Dans “l’état de nature” règne le jeu des volontés individuelles, il n’y a pas de représentation commune. Pour passer à la deuxième étape, “l’état social”, il faut comme Rousseau le projetait dans le Contrat social, unité de volonté, la représentation par conséquent doit être commune, chaque citoyen participant également à la formation de la volonté générale.

Dans une troisième étape, s’opère un « détachement » d’une portion de la volonté nationale, sous la forme d’une « volonté représentative ». Le peuple délègue ici la volonté souveraine (et pas seulement du pouvoir), à l’inverse du modèle de Rousseau. Ce sont les classes disponibles qui vont représenter la volonté souveraine, sans que soit posée, comme il en est le cas chez Rousseau, la nécessité “d’instituer le peuple”, en travaillant  créer les conditions de développement de sa capacité politique. Le gouvernement se constitue en corps, tandis que les gouvernés (les classes populaires) doivent res­ter atomisés, et sous couvert de lutte contre les anciennes corporations, ne jamais pouvoir être constitués en corps politique.

« Dans une société, il ne peut y avoir de corps que le corps gouver­nant, lui seul est organisé pour cela, quant à la partie gouvernée, elle n’est qu’une collection d’individus. »

« L’ordre social exige […] de ne point laisser les simples citoyens se disposer en corporations. »

D’abord posé comme ensemble unitaire, le Tiers État se divise en « hommes disponibles », savants, compétents, et en « hommes de labeur », igno­rants. Le pouvoir semble ne paraît pas ainsi relever d’une classe, seulement du savoir, de la raison. Et si la notion de travail permettait de figurer l’unité des différentes fractions du Tiers État contre les privilégiés, la notion de division du tra­vail, étendue à l’ordre politique, va permettre de légitimer l’accaparement du vouloir et du pouvoir par une classe.

Pour Sieyès, on l’a dit, les différents travaux entrent en relation par l’échange. La succession des échanges vaut pour signifier la représentation réciproque de tous les travaux les uns dans les autres. A se représente dans B ; B dans C ; C dans A, etc.

« Tous les rapports de citoyen à citoyen sont des rapports libres. L’un donne son temps ou sa marchandise, l’autre rend en échange son argent, il n’y a point de subordination mais un échange continuel. »

Un gouvernement par les élites. Une conception “technocratique” de la politique

Il s’agit ici de l’échange de travaux particuliers. A côté de cette division des travaux productifs particuliers et de l’échange qui s’institue entre eux, Sieyès introduit un autre principe de division : une forme d’échange entre les travaux directement productifs et un « travail général de souveraineté », ou “travail public”. Le travail public, au sein de la division générale du travail, va “représenter” toutes les activités particulières. Les activités particulières vont s’échanger contre une seule forme de travail, le travail public, réservé à une catégorie particulière adonnée au métier politique.

Les oppositions de classes sont posées comme distinctions de fonc­tions, de savoir. Le métier politique ne peut revenir qu’à ceux qui en ont les capacités. Et même la qualité de “représentable” (ceux qui peuvent déléguer leur volonté) doit se trouver limitée à une partie de la population.

La souveraineté et le pouvoir deviennent l’apanage des spécialistes en « art social », ceux qui savent les lois du mécanisme social.

« Les lumières de la morale publique doivent paraître chez les hommes bien mieux placés pour saisir les rapports sociaux, et chez qui le ressort originel est moins communément brisé. »

Les classes non disponibles (peuple rivé au travail et aux préoccupa­tions de survie immédiate) sont selon Sieyès, étrangères à toute « idée sociale ». La majo­rité des hommes ne sont que des « machines de travail », « multitude sans instruction et qu’un labeur forcé absorbe en entier ». Pour régler « le méca­nisme social », il faut des experts, non les hommes de cette « multitude, qui, toujours enfant, considère le mécanisme social comme un joujou ».

La reconstitution d’une division fixe entre gouvernants et gouvernés, d’une nouvelle hiérarchie sociale, s’impose alors dans le modèle de Sieyès.

« Ne confondons point avec la supériorité absurde et chimérique qui est l’ouvrage des privilèges […] [et] cette supériorité légale qui suppose seulement des gouvernants et des gouvernés. Celle-ci est réelle ; elle est nécessaire. »

« La seule hiérarchie nécessaire […] s’établit entre les agents de la souveraineté […] c’est là que se trouvent les vrais rapports d’inférieur à supérieur, parce que la machine publique ne peut se mouvoir qu’au moyen de cette correspondance. »

Sieyès aboutit à l’idée d’un “gouvernement rationnel”, d’ordre technique, et non plus politique. Citons dans le même esprit la conception que Guizot se fera d’une « souveraineté de la raison ». La postérité sera longue. Bien que le principe de souveraineté du peuple puisse être reconnu dans les Constitutions, en pratique, son exclusion prévaut dans la pratique.

En résumé, Sieyès reconnaît une sorte de “lutte de classes”, tant que celle-ci concerne l’opposition Tiers État contre privilégiés, société d’échanges libres contre régime des ordres. L’identité peuple et nation se présente alors comme nécessaire pour imposer la « société d’échanges libres ».

Par la suite, Sieyès ne peut admettre l’existence d’une lutte des classes, dès lors que celle-ci opposerait le peuple aux riches. Les lois de la société marchande se pré­sentent pour lui comme incontournables, elles se présentent, sous l’effigie de la nation, comme le véritable souverain. Seules les classes disponibles connaissent les lois de ce régime, et leur savoir doit être posé (imposé) comme seule science (légitime) du méca­nisme social, excluant de la science tout ce qui porte atteinte aux conditions de maintien de ce régime. La souveraineté de la société marchande, exercée par ses commis, prend l’aspect d’un pouvoir rationnel. Il y a rup­ture des clauses, tacites ou expresses, du pacte social, ceux qui subissent la loi ne sont pas ceux qui la forment, il n’y a plus principe d’équivalence entre les droits et les devoirs.

 

Robespierre

Là où Sieyès veut arrêter le processus révolutionnaire, Robespierre prétend le mener à sa fin. Pour ce dernier, légitimité et souveraineté ne sont pas à mettre en conformité avec les “lois” de la société d’échanges libres, mais avec l’intérêt public, qui, comme pour Rousseau, est celui du peuple. Il ne s’agit plus de poser les termes de la lutte entre Tiers État et privilégiés, mais entre le peuple et les anciens et nouveaux tenants de la richesse et des moyens de la domination sociale. La question essentielle est alors celle des conditions et moyens de la souveraineté du peuple.

Perception d’une “lutte de classes” ?

Dans des conditions historiques nouvelles, Robespierre vise à mettre en œuvre les principes du Contrat social.

Pour faire triompher l’intérêt public, qui est celui du peuple, il convient de combattre les obstacles qui s’opposent à sa réalisation. L’intérêt du peuple se réalise dans le cadre d’une lutte entre révolution et contre-révolution. Au cours des différentes étapes de ce processus, les alliés d’hier peuvent devenir les adversaires du pré­sent. Même si la formulation “lutte de classes” n’est pas présente dans le discours, il y a bien percep­tion que les objectifs sociaux et politiques ne se réalisent qu’au terme d’une lutte entre visées politiques en opposition. En termes économiques et politiques, Robespierre en dégage les principes.

S’agissant de la base économique de la société, il fait état de l’opposition entre « le droit à l’existence » et la « liberté indéfinie du commerce », entre le peuple et les riches (les bourgeois, les financiers), opposition qui, au plan politique, peut s’exposer comme contradiction entre deux modes de gouvernement : souveraineté effective du peuple et « despotisme représentatif ».

L’intérêt général est porté par le peuple, les intérêts particuliers par les riches.

« Les abus sont l’ouvrage et le domaine des riches, ils sont les fléaux du peuple : l’intérêt du peuple est l’intérêt général, celui des riches est l’intérêt particulier. »

S’il établit comme Sieyès des relations entre base économique et formes politiques, la racine des maux s’institue dans la sphère des rapports qui s’établissent dans la « société civile » (au sens donné aujourd’hui à ce mot). La société civile, livrée à son mouvement immanent, ne porte pas en elle une harmonie pré-établie, mais des conflits d’intérêts. Ces conflits ne se bornent pas à la lutte de tous contre tous, ils prennent la forme d’une lutte sociale entre grands groupes humains. Le bien public ne peut ressortir du mouvement spontané des échanges. C’est par le levier politique qu’on peut transformer la société, imposer la finalité d’un bien public. Par conséquent, le peuple doit être institué en souverain effectif pour que l’intérêt général puisse prévaloir. Ce qui conduit à combattre ceux qui se coalisent pour la dé­fense des intérêts privés au détriment de cet intérêt.

La légitimité des formes politiques au sein desquelles le peuple peut effectivement occuper la place du souverain, tient à leur contenu : assurer le droit à l’existence pour le peuple et l’intérêt public. La légalité formelle des classes riches se révèle illégitime, si elle s’oppose à ce droit et à cet intérêt.A la légi­timité du contenu doit ainsi correspondre des institutions qui font du peuple le tenant de la souveraineté, garant du bien public. En fonction des conditions concrètes, cette forme légitime peut correspondre à un « gouvernement représentatif », ou  au « gouvernement révolutionnaire ».

Liberté, égalité

Pour Robespierre, la société est légitime si elle assure les conditions de l’égale liberté de tous, la possible maîtrise par chacun de son existence. Comme il en était le cas pour Rousseau, la liberté que vise Robespierre se présente comme une qualité es­sentielle qui concerne l’homme, non d’abord la liberté des échanges (mise au premier plan par Sieyès). La liberté de l’homme suppose le droit à l’existence, la possibilité pour chacun de subvenir à ses besoins,  de ne pas se trouver contraint d’être dans la dépendance d’autrui, conditions d’une « souveraineté sur soi-même ».

La liberté de l’homme, son droit à l’existence, tendent à entrer en contradiction avec la liberté des échanges marchands, laissés à leur propre mouvement. Cette liberté ne peut être un produit du libre développe­ment de ces  échanges, tels qu’ils conduisent à l’asservissement de certains hommes par d’autres, et par suite à l’opposition entre classes riches et classes pauvres. La liberté ne peut prévaloir par le laisser faire, elles requiert des institutions sociales et politiques pour la faire prévaloir.

Ainsi, la liberté, comme chez Rousseau, est étroitement associée au principe d’égalité entre les hommes. Le droit à l’existence est un droit égal, de même que l’égale liberté de dis­poser de soi-même, contre tout rapport de dépendance (économique ou social). L’égale liberté ne peut être effective que si le peuple est le souverain, lui seul peut vouloir l’égalité. Dans la seconde phase de la Révolution, les ennemis de l’égalité ne sont plus les anciens privilégiés, mais ceux qui mettent en avant, comme Sieyès, la société d’échanges libres.

Liberté et propriété (légitime ou illégitime)

Toujours en continuité avec la conception de Rousseau, la propriété, pour Robespierre, doit être subordonnée à la liberté effective des hommes, c’est-à-dire leur droit égal à l’existence, à la maîtrise de cette exis­tence. On peut sur cette base, établir une distinction entre propriété légitime et propriété illégitime.

La propriété légitime n’est pas attentatoire à la liberté d’exister.

« La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subor­données à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord qu’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. »

Ce qui est nécessaire à l’existence ne peut être livré au commerce, au profit, c’est seulement l’excédent qui peut être approprié de façon privée. Ce qui est indispensable pour conserver l’existence doit se constituer en propriété commune à la so­ciété entière.

« Tout ce qui est nécessaire pour la conserver [la vie] est une propriété commune à la société entière. Il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonné à l’industrie des commerçants. »

Pour que la subordination du privé au commun soit effective, assurant à chacun le droit à l’exis­tence, le peuple doit aussi être propriétaire de la chose publique, et donc aussi propriétaire du gouvernement et des lois, qui sont son ouvrage.

« Le peuple est le souverain : le gouvernement est son ouvrage et sa propriété. »

« Quand la loi a pour principe l’intérêt public, elle a le peuple lui-même pour appui, et sa force est la force de tous les citoyens, dont elle est l’ouvrage et la propriété. »

Conditions de réalisation de la souveraineté du peuple

L’idée que seule une souveraineté effective du peuple peut garantir l’instauration d’une société légitime est centrale chez Robespierre, les ambivalences que recelait la notion de souveraineté de la nation chez Sieyès n’ont pas ici leur place.

La souveraineté du peuple suppose que celui-ci s’approprie la sphère poli­tique, que les lois soient « son ouvrage », que le gouvernement demeure dans sa dépendance, que les fonctionnaires rester ses commis. C’est au peuple que revient la volonté directrice. Le gouvernement, les fonctionnaires doi­vent être conçus comme les bras qui exécutent sa volonté.

Ainsi le peuple n’est tenu d’obéir aux lois que si celles-ci correspondent à l’intérêt public, lui procurent la « garantie sociale » dont il a besoin. Si les lois ne correspondant pas à cet intérêt, le peuple n’est pas tenu de leur obéir, il peut rentrer dans le “droit naturel”, droit de désobéissance et d’insurrection.

Pour que le peuple puisse vraiment être le “propriétaire” des lois et du gouvernement, les conditions de l’élévation de sa ca­pacité politique doivent être créées, afin qu’il puisse être élevé « à la hauteur » de ses droits et de sa destinée. Robespierre préconise pour ce faire un ensemble de mesures :

— Rendre publics les principes qui guident la liberté du peuple, afin que celui-ci soit éclairé. Rendre visible la vérité, en s’appuyant sur des contenus plus que sur des personnes.

« Que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur. »

« (Il faut) prendre de loin ses précautions pour remettre les destinées de la liberté entre les mains de la vérité qui est éternelle plus que dans celle des hommes qui passent, de manière que si le gouvernement oublie les inté­rêts du peuple, ou qu’il retombe dans les mains des hommes corrompus […], la lumière des principes reconnus éclaire ses trahisons. »

— Renforcer la prise de conscience, la vigilance du peuple.

« Le courage et la vigilance du peuple peuvent seuls conserver la liberté. Il est enchaîné dès qu’il s’endort, il est méprisé dès qu’il ne se fait plus craindre ; il est vaincu dès qu’il pardonne à ses ennemis, avant de les avoir entièrement domptés. »

— Donner au peuple les moyens de contrôler ses représentants, en plaçant ceux-ci sous son regard.

« Un peuple dont les mandataires ne doivent rendre compte à personne de leur gestion n’a pas de constitution. »

« [Les mandataires du peuple doivent se placer toujours] sous les yeux du peuple. »

— Le peuple doit pouvoir s’assembler librement, et librement délibé­rer.

Du temps doit être dégagé pour qu’il puisse s’assembler. Le temps consacré à la vie publique doit être indemnisé pour que le peuple puisse aussi devenir une classe disponible pour la politique.

Cherchant à donner les conditions d’une souveraineté effective du peuple, Robespierre s’oppose à la conception rationnelle, technicienne du métier politique, que proposait Sieyès.

Souveraineté et représentation

Dans la thématique de Rousseau, la volonté ne pouvait être déléguée, alors que le pouvoir devait l’être, afin que le peuple ne se détourne pas de ce qui touche aux affaires générales de la société. Pour Robespierre, il en est de même, la volonté ne peut pas non plus être vraiment déléguée, il envisage cependant une forme de repré­sentation qui permette d’exprimer cette volonté.

Selon lui, la souveraineté a besoin d’un exercice réfléchi. Et celui-ci ne peut s’opérer si fait défaut une instance qui procure au souverain les moyens de réfléchir, de façon générale, pour déterminer le contenu de sa volonté. Faute d’une telle instance, ce sont les intérêts particuliers en concurrence qui seront représentés, sur la base d’un rapport de forces qui assure aux riches la domination. La représentation immédiate des intérêts, sous forme de “démocratie directe” reproduit en effet la lutte concurren­tielle des intérêts et la loi du plus fort. Il convient de rechercher un mode d’expression général de la volonté du peuple, pour tout ce qui concerne les af­faires communes (pour les affaires locales, particulières, peuvent exister des instances particulières).

Rejetant la démocratie directe, Robespierre refuse aussi le « despo­tisme représentatif », qui feint de gouverner au nom du peuple, tout en affirmant, comme Sieyès, que la compétence politique ne peut échoir qu’à des représentants “éclairés”. Les deux formes, démocratie directe et despotisme représentatif, servent au fond les mêmes intérêts, ceux de la société marchande, des inté­rêts privés.

Le gouvernement révolutionnaire

Il n’existe pas d’harmonie spontanée des intérêts sociaux. Le gouvernement politique, conçu comme simple ges­tion rationnelle du « mécanisme social » (Sieyès), conduit à reproduire les conditions d’une société au service des plus riches. On ne peut en matière politique agir en postulant un principe de cohésion sociale spontanée qu’il s’agirait seulement de gérer selon les principes supposés d’une raison technicienne. Le « gouvernement révolutionnaire », ne postulant pas une cohésion sociale spontanée, une prise de parti s’impose dans le conflit qui oppose riches et pauvres, prise de parti pour le bien public, qui représente l’intérêt du plus grand nombre.

Vouloir le bien public, c’est combattre ceux qui s’y opposent, par la mise en avant des intérêts particuliers, la minorité, les riches, qui constituent des obstacles par rapport à la réalisation du but. C’est en fonction de ce but et de ces obstacles que Robespierre définit les principes du « gouvernement révolu­tionnaire » :

« en ayant en vue le but de la révolution, le terme où arriver »,

et

« les obstacles à surmonter, les moyens à utiliser ».

On peut considérer ce gouvernement révolutionnaire du point de vue son contenu et de sa forme.

— Le contenu se rapporte au but : faire valoir le salut du peuple, l’intérêt public. C’est par un tel contenu que se légitime le gouvernement ré­volutionnaire.

— La forme est liée aux conditions de la lutte, aux obstacles qui doivent être surmontés : guerre à l’intérieur, guerre à l’extérieur. La révolu­tion n’est pas un jeu d’enfant, les principes d’angélisme ne correspondent pas aux conditions concrètes de la lutte.

« La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis. »

« Le gouvernement révolutionnaire a besoin d’une activité extraordi­naire précisément parce qu’il est en guerre. »

Il faut une liberté de mouvement suffisante, une « activité extra-ordi­naire », pour fonder la république contre ses ennemis. Ce n’est que lorsque celle-ci est instaurée et consolidée, que l’on peut la conserver par une activité ordinaire. Instaurer la république, dans les conditions de la guerre (intérieure et extérieure), requiert que le faisceau des forces soit « resserré », que les forces qui s’opposent au bien du peuple soient jugulées.

On ne peut, dans les conditions d’une guerre à l’intérieur et à l’extérieur concilier, les forces contraires, il faut trancher. Sous cet angle, le gouvernement révolution­naire se présente comme alliance de la vertu et de la terreur.

— La vertu peut être rapportée au contenu, à la finalité, de la lutte : le salut du peuple, le bien public, qui confèrent leur légitimité au gouver­nement révolutionnaire.

— L’usage de la terreur contre les ennemis du bien public, n’est pas un but en soi, mais une forme momentanée de lutte pour atteindre les finalités posées, en fonction des conditions de la lutte (1).

Le contenu donne sa légitimité au gouvernement révolutionnaire, sa forme peut se révéler illégale. Mais cette illégalité de forme ne doit jamais se­lon Robespierre être confondue avec le but. La terreur contre les ennemis du bien public n’est pas le but. Et plus encore, si la terreur n’est plus liée à un contenu légitime, elle se pose tout à la fois comme illégale et illégi­time. Elle prend dit Robespierre « l’énergie d’un poison violent ».

« Plus son pouvoir est grand, plus son action est libre et rapide ; plus il [le gouvernement révolutionnaire] doit être dirigé par la bonne foi. Le jour où il tombera dans des mains impures ou perfides, la liberté sera perdue ; son nom deviendra le prétexte et l’excuse de la contre-révolution même ; son énergie sera celle d’un poison violent. »

Robespierre propose ici un critère universel d’analyse des formes politiques, révolutionnaires ou non. La lé­gitimité d’un régime est à rapporter à son contenu social, non à sa seule forme ou à sa dénomination.

Pour conclure, on doit noter que les deux discours, celui de Robespierre et celui de Sieyès, présentent des éléments communs :

— Conception révolutionnaire d’instauration d’un droit politique légi­time, par rapport à un contenu social, contre l’ordre ancien ou l’ordre éta­bli.

— Reconnaissance d’une lutte entre forces sociales aux intérêts opposés et volonté de trancher, faire prévaloir les intérêts généraux de la so­ciété, qui trouvent à s’exprimer dans une classe déterminée de la so­ciété, lors de périodes déterminées de l’histoire des formations sociales.

Les distinctions portent sur le fait qu’ils ne se positionnent pas au regard des mêmes moments de l’histoire, des mêmes visées so­ciales.Sieyès pose les conditions d’un gouvernement politique qu’il imagine à même de juguler les contradictions sociales de la société nouvelle (capitaliste) en voie de développement. Robespierre représente en quelque sorte le moment d’apogée dans l’affirmation d’un principe de légitimité fondé sur l’intérêt du peuple, et anticipe sur la création des conditions effectives de sa souveraineté. Selon Sylvain Maréchal, la condamnation de Robespierre peut être considérée comme la fin [provisoire ?] d’une phase “avant-courrière d’une révolution bien plus radicale”. En ce sens, Robespierre se situe par rapport à l’avenir, tandis que Sieyès est, comme il le signale lui-même, encore rivé au pré­sent.

Références :

Robespierre (Maximilien de), Textes choisis, Éditions sociales, 1974.

Sieyès (Emmanuel), Qu’est-ce que le Tiers État, Essais sur les privilèges, PUF, 1982.

Écrits politiques, Éditions des Archives contemporaines, 1985.

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