4. Engels (1876) Le chapitre « Notions théoriques » – Anti-Dühring

Caractérisations de la contradiction fondamentale du capitalisme
L’assemblage composite de deux argumentaires

Pour nombre d’apprentis marxistes, notamment parmi les rédacteurs de cette contribution, le chapitre « Notions théoriques » de l’Anti Dühring de Frédéric Engels, paru en 1877-78, a constitué un élément de formation, que l’on estimait en parfaite concordance avec la théorie de Marx dans sa forme la plus développée. Plus généralement d’ailleurs, en raison du rôle joué par Engels dans le mouvement socialiste et communiste, le contenu nodal du “marxisme” s’est présenté et se présente encore souvent sous la configuration spécifique qu’Engels lui donnait, et ceci vaut pour les marxistes et non marxistes.

A cet égard, selon qu’on se réfère ou non à l’œuvre théorique propre de Marx, plusieurs lectures du chapitre « Notions Théoriques » peuvent être proposées, plus spécialement quant à la caractérisation de la contradiction fondamentale du mode de production capitaliste. Une lecture rapide, et sans doute conforme au propos central de Frédéric Engels, donne pour principe déterminant de cette contradiction, le conflit qui se développe entre “caractère” des forces productives devenues “sociales” et “caractère” des rapports de production (de propriété) demeurés “individuels” (ou privés). Cette contradiction est plus ou moins mise en relation avec la “forme élémentaire » contradictoire (“forme marchande des produits du travail”) sur laquelle s’élève le mode de production capitaliste, forme qui rend compte de sa finalité première (ceci en accord avec le contenu théorique propre de l’œuvre majeure de Marx).

Une étude approfondie met toutfois au jour des difficultés dans la construction même du texte d’Engels. Son contenu n’est pas unitaire, comme si l’on se trouvait en présence de deux moments distincts dans la constitution de la théorie marxiste, ou de deux façons distinctes de concevoir la contradiction fondamentale du mode capitaliste de production. L’une, principale, paraît relever d’une réécriture, pour partie lacunaire, d’un passage du Manifeste communiste ; l’autre, marginale, de la théorisation de Marx, telle qu’elle se trouve exposée dans le Capital. Le vocabulaire manque souvent de précision : mode de production peut être compris comme simple procès de production immédiat, “façon de produire”, les notions de production individuelle et production marchande peuvent être mal différenciés, de même pour les notions de bourgeois et capitaliste, Moyen Âge et régime féodal, etc.

La difficulté de la lecture provient du fait que les deux approches (et les deux vocabulaires) sont superposés, successivement ou dans un entrecroisement au sein d’un même paragraphe. La clarté générale du propos s’en trouve affectée. Dans un premier temps, afin de conférer à l’ensemble du texte une plus grande cohérence, on a cédé à la tentation d’incorporer au sein de l’argumentaire principal d’Engels, quelques éléments théoriques, tels que développés dans le Capital. Le résultat n’était pas satisfaisant, allant à l’encontre d’une approche marxiste conséquente. Au risque d’obscurcir plus encore ce propos, on a donc choisi de départager ce qui, au sein du texte d’Engels, relève de l’une ou de l’autre des ces approches, ou de ces deux façons de concevoir un même objet : le mode de production capitaliste, la contradiction fondamentale qui l’anime, et qui conditionne son cours anarchique.

Auparavant, on va s’intéresser à la portée historique du texte et à son contexte de diffusion.

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Ce qui distingue « socialisme utopique » et « socialisme scientifique » selon Engels

Le chapitre « Notions théoriques » était inséré dans l’ouvrage Anti-Dühring, rédigé par Engels contre les thèses d’Eugen Dühring. Ce dernier, chargé de conférences à l’Université de Berlin (philosophie et économie), était l’expression d’un courant à prétention scientifique, se positionnant sur le terrain du socialisme, tout en rejetant ou contournant les principes du matérialisme. Ses cours et ses ouvrages rencontraient un certain écho auprès de la jeunesse estudiantine, mais aussi dans les rangs de la social-démocratie allemande.

A la demande de Paul Lafargue, le chapitre « Notions théoriques », partie intégrante de l’œuvre de combat contre Dühring, fut réutilisé par Engels dans une suite d’articles de la Revue socialiste, puis dans la brochure Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880), où il faisait suite au chapitre « Socialisme utopique ». A l’intitulé initial « Notions théoriques » fut substitué celui de « Socialisme scientifique », de plus large ambition et de portée plus générale. La brochure visait à retracer l’histoire du socialisme moderne (de l’utopie à la science). Destinée dans un premier temps au public français, cette brochure connut un grand succès et fut par la suite diffusée dans de nombreuses langues. Plus encore que l’Anti-Dühring, elle a joué un rôle important dans la formation de base de nombreux militants se réclamant du marxisme. Lafargue remania une partie du texte originel à l’usage des lecteurs français, éliminant certains passages. Peut-être est-ce à lui que l’on doit aussi quelques-uns des sous-titres intercalés dans le texte. Ces sous-titres conduisent, à privilégier une approche de la (ou des) contradictions fondamentales du mode de production capitaliste, en termes de “stades”, approche que l’on pourrait rapprocher du courant “positiviste”.

Pour saisir ce qui ordonne cette “façon de concevoir” le mouvement socio-historique, il est nécessaire de faire retour au chapitre « Socialisme utopique », qui précède la présentation du « Socialisme scientifique ». Ce chapitre agence sous forme nouvelle une partie de l’Introduction » de l’Anti-Dühring ainsi que le chapitre « Notions historiques ». Engels y propose de façon succincte une “histoire” du socialisme moderne. Seuls les socialistes dits utopiques sont pris en considération : Fourier, Saint-Simon et Owen. Il semble que la source principale, voire exclusive, qui ait été utilisée soit la première édition d’un ouvrage de Louis Reybaud (écrivain et économiste libéral) : Etudes sur les réformateurs ou socialistes modernes. L’ouvrage de Reybaud tendait à mettre en avant le caractère irréaliste des projets de ces différents réformateurs. Publié en 1841, il fut couronné par un grand prix de l’Académie française et applaudi par la critique. Il connaîtra de nombreuses rééditions, notamment en 1848, sous les auspices de l’éditeur Guillaumin, associé au courant des économistes libéraux.

Dans la première édition, Louis Reybaud ne faisait pas état des nouveaux courants socialistes et communistes qui se développent après 1830, et dont plusieurs étaient centrés sur la critique de la base économique du mode de production capitaliste. Dans les éditions suivantes, Reybaud s’efforcera (sommairement) de compléter son échantillon, Engels n’a semble-t-il pas tenu compte de ces compléments. Dans l’édition de 1841, Reybaud faisait, on l’a dit, une recension sommaire des contenus du « socialisme moderne » dans leur relation aux « origines et filiations des utopies sociales ». Si l’on tient compte de l’orientation politique de l’auteur, les sélections opérées dans cette « histoire du socialisme », la non prise en considération des socialistes français des années 1830 à 1848, étaient somme toute compréhensibles. Cette même sélection, opérée par Engels près de quarante ans plus tard pose davantage problème. En effet, depuis les années 1830, nombre de théoriciens socialistes (sans même parler de Sismondi), avaient acquis une certaine notoriété. Parmi eux, et avant Marx, plusieurs avaient accordé une place à l’analyse critique de l’économie capitaliste. Citons parmi d’autres Dezamy, Pecqueur, Vidal. Par ailleurs, nombre d’artisans et ouvriers de métier avaient, bien avant 1848, procédé à de mêmes élaborations critiques, plusieurs posaient déjà la nécessité d’une socialisation des instruments de travail, pour résoudre de façon concrète les contradictions portées par le régime capitaliste (1).

Dans l’argumentation d’Engels, ce qui peut être dénommé « socialisme moderne », tel qu’il se trouve limité à ses commencements (Fourier, Saint-Simon, Owen), se présente comme produit — plus ou moins passif — de la prise de conscience des nouvelles conditions de production : d’une part prise de conscience « des oppositions de classes », d’autre part de « l’anarchie qui règne dans la production ». Pour Engels, ce socialisme n’en reste pas moins caractérisé par « l’immaturité » de son « expression théorique », qui selon lui correspondait à « l’immaturité de la production capitaliste » et à « la situation des classes » qui en résulte. Ce socialisme, écrit-il, critiquait le mode de production capitaliste « dans ses conséquences », mais « il ne parvenait pas à l’expliquer ». En outre, accordant une grande importance aux idées de justice, de vérité éternelle, etc., les tenants de ce socialisme construisaient des systèmes idéaux, en fonction de principes issus de leurs propres cerveaux ou de la « raison pensante » intemporelle, imaginant que ces systèmes pouvaient venir à bout des idées et institutions sociales déraisonnables. Ils voulaient aussi, ce que Engels déplore, « affranchir non une classe déterminée, mais l’humanité entière ».

Ce que Engels, en contrepoint, qualifie de « socialisme scientifique », paraît relever d’une tout autre “essence”. Ici plus question d’utopies, de grands principes, la critique du mode de production capitaliste s’opère dans un registre objectif, celui de la “science”, ou domaine de la “nécessité” [préfigurant la distinction inconditionnée entre idéologie et science que professera Althusser]. Le mode de production capitaliste est posé dans sa « connexion historique », « sa nécessité pour une période déterminée de l’histoire », et par conséquent aussi « la nécessité de sa chute ». L’ensemble du mouvement historique se présente comme un enchaînement plus ou moins « inéluctable » de « nécessités », et s’agissant du capitalisme, dans une relation presque exclusive au développement des forces productives et formes d’échange que crée la grande industrie. La catégorie de “possible”, qui pose une relation déterminée (non quelconque) entre facteurs objectifs et subjectifs (dépendant des sujets humains et de leur pratique) est peu sollicitée.

« Or, seule la grande industrie développe, d’une part, les conflits qui font d’un bouleversement du mode de production une nécessité inéluctable, — conflits non seulement entre les classes qu’elle engendre, mais encore entre les forces productives et les formes d’échange qu’elle crée [la grande industrie] ; et, d’autre part, elle seule [la grande industrie] développe, dans ces gigantesques forces productives elles-mêmes, les moyens de résoudre ainsi ses conflits. »

Ces “nécessités” (qu’il ne s’agit pas ici de contester) s’inscrivent dans ce que Engels nomme une « conception matérialiste de l’histoire », conception qui se présente pour lui comme « première grande découverte » de Marx, reléguant aux oubliettes l’ancienne « conception idéaliste de l’histoire », qui toutefois ne serait « pas encore refoulée ». Selon lui [il s’agit là d’une simple assertion] : « l’ancienne conception idéaliste de l’histoire » « ne connaissait pas de luttes de classe reposant sur des intérêts matériels, ni même, en général, d’intérêts matériels. »

La seconde « grande découverte » de Marx, celle qui aurait mis à nu « le mystère de la production capitaliste », « son ressort interne encore caché », aurait été, selon Engels, « la découverte de la plus-value », que personne avant lui, n’aurait mis au jour [nouvelle assertion contestable].

« Il fut prouvé que l’appropriation de travail non payé est la forme fondamentale du mode de production capitaliste et de l’exploitation qui en résulte ».

Engels ne mentionne pas parmi « les grandes découvertes » de Marx l’analyse de l’ensemble du cycle de la production capitaliste, et du capital, à partir de la « forme élémentaire » de ce mode de production, telle que théorisée dans le premier chapitre du Capital. Au contraire de celui de Gabriel Deville, le propre résumé qu’Engels fait du Capital, porte l’accent sur le chapitre sur la plus-value, comme si les fondements théoriques posés au préalable, notamment dans les premiers chapitres, étaient considérés comme accessoires. Cette tradition paresseuse sera reprise par d’autres “spécialistes” du marxisme, notamment par Althusser (2).

Des remarques à propos de ces “découvertes” :

Première remarque : Il n’a pas fallu attendre Marx pour que les intérêts matériels soient pris en considération dans la discipline historique .

Deuxième remarque : La “découverte” de la « plus-value”, le fait que le capital ne “paie” pas le salarié en fonction de la valeur de ce qu’il produit, mais en fonction de la valeur de la force de travail, (d’où possibilité d’une plus-value), n’en est pas une : voir Sismondi et sa “mieux value” — 1819 —, et avant lui Smith, Turgot, Necker, par exemple.

Troisième remarque : Engels pose l’appropriation du travail non payé en tant que « forme fondamentale » du mode capitaliste de production, en tant qu’elle rendrait compte du « ressort interne », « caché » de l’exploitation du travail par le capital, qu’il pose comme fondement premier de ce régime. Tout d’abord, il n’est pas certain qu’un tel ressort ait été vraiment « caché » aux yeux mêmes des travailleurs — le passage d’un roman de Chrétien de Troyes (1176-1181) sur les ouvrières de la soie permet d’émettre un doute à ce sujet (3). Plus généralement le rapport, en quelque sorte opératoire, qui permet à la force de travail de rendre plus que ce qu’elle a coûté, ne « met pas à nu » en tant que tel la « forme élémentaire » (principe premier), sur laquelle s’échafaudent les diverses formes contradictoires que développe le mode capitaliste de production. C’est de cette “forme élémentaire” que traite précisément le premier chapitre du Capital. Dès les premières lignes Marx, insiste sur le fait que la “forme marchandise des produits du travail” constitue la « forme élémentaire de la richesse » « dans les sociétés où règne le mode capitaliste de production ». C’est sur la base de cette forme contradictoire que se déploient les autres “formes” au cours du cycle de formation et de circulation du capital, cycle d’ensemble qui est l’objet même du Capital.

Marx : « [Dans les sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste], l’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse sera par conséquent le point de départ de nos recherches ».

[Le Capital, La marchandise et la monnaie. Chapitre premier « La marchandise ».]

Faute de saisir la place essentielle allouée par Marx à cette “matrice” du mode de production marchand capitaliste, et à la finalité qu’elle implique (finalité que déjà Aristote avait entrevue), on ne peut pas saisir l’enchaînement des autres formes contradictoires qui se développent dans le cycle d’ensemble du capital. Et, lorsque Engels, dans la partie « socialisme scientifique », intercale des passages qui touchent à « l’anarchie sociale de la production », ils ne peuvent être pleinement compris que si l’on a saisi la “logique” de cette « forme élémentaire », déjà contenue « en germe » dans la forme marchande simple. [On donnera quelques indications sur la « logique” de ces enchaînements, plus spécialement pour ce qui touche aux crises capitalistes, dans le Chapitre suivant.]

La juxtaposition des argumentaires

Dans le chapitre « Notions théoriques » (« Socialisme scientifique » dans la brochure de 1880), il n’est pas facile, au-delà des points où ils se recoupent partiellement, de départager les deux façons de concevoir la contradiction principale à l’œuvre dans le mode de production capitaliste.

Si l’on suit le plan proposé dans la brochure, tel qu’il s’expose dans la succession des sous-titres, on peut cependant s’efforcer de dégager deux sous-ensembles et deux argumentaires.

Plan général donné par les sous-titres

Argumentaire principal :

(a)— Evolution des forces productives

(b) — Conflit entre les forces productives devenues sociales et les formes de la production restées individuelles. (Entre le régime de la production et le régime de la propriété)

Argumentaire adventice :

(d) — Généralisation de l’échange. Anarchie dans la production sociale.

Argumentaires mêlés :

(e) — Autre antagonisme : organisation de la production à l’intérieur de la fabrique, anarchie de la production dans la société tout entière

— Les conséquences

(f) 1. Prolétarisation des masses, chômage (armée industrielle de réserve). Misère

(g) 2. Surproduction. Crises. Concentration capitaliste

Reprise de l’argumentaire principal :

(h) — Vers l’élimination du capitalisme individuel

(i) — Socialisation des moyens de production et d’échange

(j) — Mission du prolétariat : abolition des classes et des Etats de classe

(k) — De l’ère de la fatalité à l’ère de la liberté.

Résumé et conclusion

Dans un premier temps on posera une distinction d’ordre général entre les deux argumentaires imbriqués.

— L’argumentaire principal, qui semble relever de la conception propre qu’Engels se fait de la contradiction fondamentale du capitalisme, se présente sous forme d’un schéma assez linéaire, au sein duquel le « pouvoir expansif » des forces productives semble détenir un rôle moteur, capable de rendre compte pour l’essentiel de la succession des modes de production. La notion même de « mode de production » semble parfois comprise comme simple « façon de produire » : échelle (individuelle ou collective) de la production, moyens mis en œuvre, conditions immédiates de la production, isolement ou concentration des producteurs, etc. S’agissant du capitalisme, très peu de données concernent le cycle d’ensemble de la production et du mode d’échange, de la circulation des marchandises et du capital, la monnaie, ou l’argent, etc.

La contradiction fondamentale se déploie en relation avec le processus expansif des forces productives qui se heurte aux entraves que lui opposent les “rapports de production” (ou formes de propriété). Ce conflit déterminerait en quelque sorte la “substance” des antagonismes de classes.

— L’argumentaire adventice, intercalé au cœur de l’argumentaire principal, se présente en cohérence relative avec la théorisation de Marx, telle qu’elle ressort de son analyse du fondement du mode de production capitaliste, construit sur la base d’une conception moins empirique du concept de « mode de production ». Cet argumentaire toutefois n’est exposé que par fragments dans le texte d’Engels. Certes, le mode de production capitaliste est posé comme forme spécifique de développement du mode marchand simple, mais leur forme “matricielle” commune et la finalité qu’elle suppose, de même que leur distinction spécifique, ne sont pas clairement définis. En outre, dans la théorisation de Marx, le processus de passage d’un mode de production à un autre, plus spécialement du capitalisme au socialisme (et ce qu’il suppose : la résolution des facteurs contradictoires contenus dans cette forme “matricielle”), ne se présente pas de façon aussi linéaire que dans l’argumentaire principal d’Engels. Dans celui-ci, la tendance à la socialisation des forces productives, du “capitaliste individuel” à la prise en mains par l’Etat bourgeois, puis à l’Etat prolétarien, paraît se présenter comme résultante du mouvement immanent des forces productives

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En raison de l’entrecroisement des deux argumentaires, il n’est pas aisé de dégager dans le détail la “logique” de chacun d’eux, afin de départager ce qui revient en propre à la conception que Marx se fait de la contradiction principale, et ce qui revient en propre à Engels. En outre, l’entreprise peut sembler pour certains oiseuse, pour d’autres sacrilège. La tradition historique n’a-t-elle pas eu tendance à poser l’oeuvre de “Marx-Engels”, comme s’il s’agissait d’une seule et même entité théorique indivisible. Et, pour ceux qui ne connaissent ni ce texte d’Engels, ni le Capital de Marx, et ses textes préparatoires, les exposés qui suivent risquent de se présenter comme difficilement intelligibles.

I — L’argumentaire principal

On peut reconnaître à cet argumentaire une certaine cohérence, au moins formelle. Engels oppose à ce qu’il nomme la « conception idéaliste » de l’histoire [selon lui unanimement partagée avant Marx] une « conception matérialiste » qui confère à la production une place essentielle. [S’il mentionne aussi l’échange, il ne semble accorder à sa “forme” qu’une faible attention].

« La conception matérialiste de l’histoire part de la thèse que la production, et après la production, l’échange de ses produits, constitue le fondement de tout régi­me social, que dans toute société qui apparaît dans l’histoire, la répartition des pro­duits, et, avec elle, l’articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit, ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites. »

En soi, l’affirmation qu’il ne peut pas exister de société sans une base productive, et qu’on ne puisse échanger ou répartir que ce qui a été produit, n’est pas une révélation. Aristote posait la production et l’échange comme substrat matériel indispensable à la vie de la Cité. Que la répartition des produits et l’articulation des classes ou des ordres se règle sur ce qui est produit et en fonction de qui les produit, l’évêque Adalbéron le signalait déjà au XIe siècle. Et, parmi d’autres, le socialiste non « scientifique », François Vidal, le soulignait aussi en 1846 [Voir chapitre précédent]. Reste la façon dont « cela est produit et dont on échange les choses produites », ici encore les théoriciens de l’économie politique classique ont mis en évidence, au moins depuis le XVIIIe siècle, ces “façons” de produire et d’échanger au regard de l’ensemble du procès de production et d’échange d’une nation. [Engels précisera plus loin ce qu’il entend par “façon” de produire et d’échanger].

Avant le « socialisme scientifique », si l’on suit l’argumentaire d’Engels, les socialistes n’auraient pas cherché les causes dernières des modifications sociales dans l’économie, mais dans la philosophie.

« En conséquence, ce n’est pas dans la tête des hom­mes, dans leur compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications du mode de production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques; il faut les chercher non dans la philosophie, mais dans l’économie de l’époque intéressée. »

Si l’on passe sur le fait que jusqu’au XIXe siècle, la philosophie était généraliste, que les principaux théoriciens de l’économie disposaient d’une formation philosophique (leur prodiguant notamment des catégories, méthodes, pour être à même de penser la réalité), il faut une nouvelle fois insister sur le fait que parmi les théoriciens socialistes, qui ont précédé Marx, la plupart se sont préoccupés de « l’économie de la période intéressée ».

Sous-Titre (a) : Evolution des forces productives

Engels poursuit son exposé “d’histoire matérialiste” en le focalisant sur le développement des forces productives et les entraves que lui opposent les rapports de production anciens. Le « régime bourgeois » ou « capitaliste », s’édifie et se déploie sur les ruines du régime féodal qu’il a défait. [Au cours de l’exposé, Engels peut parler de « régime féodal » et de « société médiévale », sans que l’on sache s’il s’agit ou non du même objet]. Le passage d’un régime à l’autre se présente tout à la fois comme résultant d’un mouvement d’expansion des forces productives, et comme surgissement de nouveaux rapports sociaux capables de dissoudre les anciens (liberté des échanges, concurrence). Il n’est pas toujours possible de discerner ce qui revient à l’un ou l’autre de ces facteurs [échelle de la production / libération des échanges-concurrence] dans le processus qui conduit à « mettre en pièces » le « régime féodal », ses privilèges de localités et d’ordres. Une part essentielle semble cependant allouée au dynamisme des forces productives : élargissement de l’échelle de la production, généralisation de moyens modernes de production (machinisme, industrie).

« Les forces productives élaborées sous la direction de la bourgeoisie se sont développées, depuis que la vapeur et le nouveau machinisme ont transformé la vieille manufacture en grande industrie ».

Au sein du nouveau régime (capitalisme), la contradiction entre les exigences de développement des forces productives et les entraves que lui opposent les (nouveaux) rapports de production, vont se reproduire sous une nouvelle forme : contradiction entre la grande industrie et les entraves en lesquelles le mode de production capitaliste la tient enserrée.

« Mais de même que, en leur temps, la manufacture et l’artisanat développés sous son influence [la bourgeoisie] étaient entrés en conflit avec les entraves féodales des corporations, de même la grande industrie, une fois développée plus complètement, entre en conflit avec les barrières dans lesquelles le mode de production capitaliste la tient enserrée. »

[Il semble là que soient mises sur le même plan des « entraves » de nature différente : institutionnelles (régime féodal) ou “structurelles” (capitalisme), dans la dépendance de la forme “matricielle” qui ordonne ce mode de production.]

Le conflit entre forces productives et mode de production se présente pour Engels, dans les faits, objectivement, en totalité « en dehors de nous », « indépendamment de la volonté ou de la marche » « de ceux des hommes qui l’ont provoqué ». La possibilité d’une prise de conscience par les hommes n’est cependant pas exclue, mais elle paraît changer de fondement lorsque l’on passe d’exposés présumés “utopiques” à la “science”. Selon Engels, le premier socialisme [utopique] n’était autre chose « que le reflet dans la pensée de ce conflit effectif », « tout d’abord dans les cerveaux de la classe qui en souffre directement, la classe ouvrière ». Ce n’est qu’avec le « socialisme scientifique », que ce “reflet” cesse de se représenter sous forme passive, et devient activité réflexive. Avec « la conception matérialiste de l’histoire » la conscience n’en reste pas aux « conséquences » induites par le mode de production capitaliste, elle parvient à « l’expliquer ».

Engels oppose ici de façon absolue la “science” établie par Marx aux premières élaborations socialistes, dénuées selon lui de toute valeur “explicative”, oubliant que la théorie de Marx s’est pourtant construite sur la base de ces premières élaborations, comme des conceptions des grands économistes classiques, qui portaient déjà sur les fondements de même de “l’économie capitaliste”.

— Sous–titre (b) : Conflit entre les forces productives devenues sociales et les formes de la production restées individuelles. (Entre le régime de la production et le régime de la propriété)

Pour Engels, le conflit entre forces productives / rapports de production, semble pour l’essentiel, se poser en termes de passage d’une production sur une base “individuelle” à une production sur une base “sociale” [forces mobilisées collectivement]. Mettant sur le même plan échelle de la production immédiate (individuelle puis “sociale”), et modes de production et d’échange (marchand simple, puis marchand capitaliste), deux moments ou stades de développement de la production sont distingués :

— “Moyen âge” : petite production individuelle — outils de travail individuels— propriété personnelle des moyens de travail [et des produits] — mise en action individuelle

— “Production capitaliste” : — moyens de production sociaux, mise en œuvre sociale — “caractère social” de la façon de produire — régime de propriété [des moyens sociaux et des produits] resté individuel.

« Avant la production capitaliste, donc au moyen âge, on était en présence partout de la petite production, que fondait la propriété privée des travailleurs sur leurs moyens de production : agriculture des petits paysans libres ou serfs, artisanat des villes. Les moyens de travail, — terre, instruments aratoires, atelier, outils de l’arti­san, — étaient des moyens de travail de l’individu, calculés seulement pour l’usage individuel ; ils étaient donc nécessairement mesquins, minuscules, limités. Mais, pour cette raison même, ils appartenaient normalement au producteur même. Con­cen­trer, élargir ces moyens de production dispersés et étriqués, en faire les leviers puissants de la production actuelle, tel fut précisément le rôle historique du mode de production capitaliste et de la classe qui en est le support, la bourgeoisie. »

« […] la bourgeoisie ne pouvait pas transformer ces moyens de production limités en puissantes forces productives sans transformer les moyens de production de l’individu en moyens de production sociaux, utilisables seulement par un ensem­ble d’hommes. Au lieu du rouet, du métier de tisserand à la main, du marteau de forgeron ont apparu la machine à filer, le métier mécanique, le marteau à vapeur ; au lieu de l’atelier individuel, la fabrique qui commande la coopération de centaines et de milliers d’hommes. Et de même que les moyens de production, la production elle-même se transforme d’une série d’actes individuels en une série d’actes sociaux et les produits, de produits d’individus, en produits sociaux. »

Ces données empiriques relatives au développement du mode de production marchand [simple puis capitaliste] ne sont nullement dépourvues d’intérêt. Elles n’éclairent cependant pas sur le fondement des diverses contradictions que le capitalisme va porter à leur plus haut degré, sur la base de la contradiction fondamentale que recèle sa forme “matricielle”.

Dans le mode de production capitaliste, indique Engels, les forces productives devenues “sociales” (grande production, industrie) entrent en conflit avec les « formes de la production » restées individuelles. Les moyens de production sont devenus sociaux, mais sont demeurés une « propriété individuelle » (des capitalistes).

« les produits désormais créés sociale­ment ne furent pas appropriés par ceux qui avaient mis réellement en oeuvre les moyens de production […], mais par le capi­ta­lis­te.

La contradiction, entre caractère “social” de la production et forme de propriété individuelle (ou privée) qu’Engels pose comme inhérente au mode de production capitaliste, fait apparaître « l’incompatibilité de la production sociale et de l’appropriation capitaliste ».

« Moyens de production et production sont devenus essentiellement sociaux ; mais on les assujettit à une forme d’appropriation [qui présupposait] la production privée d’individus […]. Dans cette contradiction qui confère au nouveau mode de production son caractère capitaliste gît déjà en germe toute la grande collision du présent. »

Comme il en était le cas pour le producteur individuel, mais cette fois-ci à une échelle démesurée, (sans mesure) chacun produit, nul ne sait ce qui est nécessaire à la société. Il en résulte, au niveau de la société, une anarchie dans la mise en œuvre de la production par chaque capitaliste. La contradiction se détermine pour l’essentiel en termes d’échelle et de développement des moyens de la production (outils de travail et production individuels / moyens de production sociaux et mise en œuvre sociale), et de la correspondance ou non correspondance avec des formes d’appropriation demeurées individuelles (privées). La question de la forme marchande de l’échange et la finalité qu’elle suppose n’est pas ici mise en évidence.

Engels signale que le caractère “social” du nouveau mode de production n’est « pas reconnu ». Il demeure conçu comme « forme nouvelle de production marchande », sous direction du capitaliste, « moyen d’élever et de favoriser la production marchande et l’échange des marchandises », avec des formes d’appropriation restées individuelles.

Ici, la contradiction fondamentale du capitalisme semble rapportée, pour partie, à la “logique” de l’argumentaire adventice, celui de Marx : le mode de production capitaliste comme développement d’une contradiction déjà contenus en “germe” dans la forme marchande simple. Cette contradiction n’est pas cependant analysée en tant que telle. Mode de production marchand simple et mode de production marchand capitaliste ne sont pas clairement posés au regard de leur “forme” élémentaire commune. La production marchande [simple], identifiée à celle du producteur individuel, paraît surtout rapportée à la « division naturelle du travail » — qui serait inhérente à la « société » du « Moyen Âge » —, alors que la production capitaliste relèverait d’une « division méthodique » du travail — dans la « fabrique » — à l’origine d’une façon de produire “sociale”. Dans l’argumentaire d’Engels, la distinction entre ces deux “niveaux” n’est pas théoriquement interrogée.

« Mais là où la division naturelle du travail à l’intérieur de la société est la forme fondamentale de la production, elle imprime aux produits la forme de mar­chandises, dont l’échange réciproque, l’achat et la vente mettent les produc­teurs individuels en état de satisfaire leurs multiples besoins. Et c’était le cas au moyen âge. Le paysan, par exemple, vendait à l’artisan des produits des champs et lui achetait en compensation des produits de l’artisanat. C’est dans cette société de producteurs individuels, de producteurs de marchandises, que s’est donc infiltré le mode de production nouveau. »

« On l’a vu introduire au beau milieu de cette division du travail naturelle, sans méthode, qui régnait dans toute la société, la division méthodique du travail telle qu’elle était organisée dans la fabrique individuelle ; à côté de la production individuelle apparut la production sociale. »

Le processus historique mis en scène par Engels qui va de la « société médiévale » à la « révolution capitaliste » [désignation d’entités relevant de domaines distincts], est marqué par d’autres facteurs, qui méritent en effet d’être prise en compte s’agissant des processus concrets de transformation du mode de production marchand simple au mode de production capitaliste : séparation du producteur d’avec les moyens de production, appropriation par le capital des grands moyens de production, élimination des petits producteurs individuels isolés, opposition entre ceux qui mettent en œuvre socialement le travail (salariat), et ceux qui s’approprient le produit de ce travail (capital). Cette opposition s’expose comme antagonisme entre classes (bourgeoisie et prolétariat).

Les classes sociales ne sont toutefois pas définies en fonction de leur positionnement au sein des rapports sociaux de production — origines et formes des revenus notamment (comme il en était le cas pour les théoriciens de l’économie politique classique — Adam Smith, Turgot, Necker, Sismondi, etc.). L’antagonisme de classes se superpose au processus empirique de leur formation.

La forme salariale et la contradiction de classe qu’elle suppose, se présente presque comme plus ou moins extérieure à la production du « Moyen Âge », bien qu’il soit précisé que dans cette production, le travail salarié existait « comme exception, occupation accessoire, ressource provi­soire, situation transitoire », du fait que les producteurs n’étaient pas séparés de leurs moyens de production. Les « premiers capitalistes trouvèrent déjà toute prête [cette] forme ». Tout changea avec la transformation des moyens de production sociaux et leur concentration dans les mains des capitalistes le travail salarié devint la forme fondamentale de toute la production.

« La séparation était accom­plie entre les moyens de production concentrés dans les mains des capitalistes d’un côté, et les producteurs réduits à ne posséder que leur force de travail de l’autre. »

« Le travail salarié, autrefois excep­tion et ressource provisoire, devint la règle et la forme fondamentale de toute la production; autrefois occupation accessoire, il devint alors l’activité exclusive du travailleur. Le salarié à temps se transforma en salarié à vie. »

« Dès que les moyens de production se furent transformés en moyens sociaux et furent concentrés entre les mains des capitalistes, tout changea. »

Dès lors,

« la contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se manifeste comme l’antagonisme du prolé­tariat et de la bourgeoisie. »

***

[Entre cet argumentaire principal, centré sur la modifications qui affectent les forces productives lors du passage de la « société médiévale » à la « révolution capitaliste », s’intercale l’argumentaire adventice. Celui-ci, à peine esquissé, se pose cependant en continuité avec la théorisation par Marx de la “forme” élémentaire contradictoire sur laquelle se développe le mode de production marchand capitaliste et son caractère anarchique. Ce second argumentaire est analysé plus loin.]

L’articulation de l’argumentaire principal reprend au point (h) : « Vers l’élimination du capitalisme individuel ». Il se prolonge par les points suivants :

« Socialisation des moyens de production et d’échange »,

« Mission du prolétariat : abolition des classes et des Etats de classe »,

« De l’ère de la fatalité à l’ère de la liberté ».

On ne développera pas chacun de ces points, on se bornera à reprendre l’argumentaire principal tel qu’il se trouve restitué dans le résumé-conclusion présenté à la fin de l’ouvrage. Le fil directeur de ce résumé (son enchaînement déductif) présenté sous forme schématique, n’est pas toujours facile à suivre. Le plan s’ordonne en fonction de la succession de grandes phases historiques qui ne se définissent pas en fonction de notions relevant d’un même domaine : Société médiévale, Révolution capitaliste, Révolution prolétarienne. Les données relatives au passage de la première à la seconde phase ayant été détaillées, on propose de présenter sous forme schématique les phases suivantes.

Trois “stades” se succéderaient de la « révolution capitaliste » à la « révolution prolétarienne ».

— Premier stade : Révolution capitaliste.

Ce stade se présente, on l’a déjà indiqué, en relation étroite avec le développement de l’industrie, au point que la notion de « révolution capitaliste » se superpose plus ou moins avec celle de « révolution industrielle ».

— Prenant appui sur la relation qu’en fait Marx dans le Capital, trois moments sont distingués dans le processus de concentration et de transformation « des moyens de production de l’individu en moyens sociaux » : coopération simple, manufacture, grande industrie.

— Au cours de ce processus, le mode de produire change, les anciennes formes d’appropriation (individuelles) sont maintenues.

La production est « devenue un acte social » mais le produit social est « approprié par le capitaliste individuel ». Telle est la « contradiction fondamentale » du mode capitaliste de production « d’où jaillissent toutes les contradictions […] et que la grande industrie fait apparaître en pleine lumière ».

— « Le capitaliste “apparaît” (sic). »

« En sa qualité de propriétaire des moyens de production », il « s’approprie aussi les produits et en fait des marchandises. »

[S’agit-il par là de dire que les produits n’étaient pas déjà des marchandises dans la production marchande du « Moyen Âge » ?]

— Contradiction fondamentale : « le produit social est approprié par le capitalisme individuel ».

Des contradictions dérivées en résultent. L’opposition entre caractères individuel et social se superpose ici syncrétiquement à la contradiction contenue dans la forme marchande, simple et capitaliste ;

— Contradiction entre classes : « opposition du prolétariat et de la bourgeoisie ». D’un côté, la propriété capitaliste des moyens de production, et de l’autre, la séparation du producteur des moyens de production.

— Développement des « lois de la production » des marchandises. Les lois de la concurrence s’imposent comme lois coercitives, contraignent au développement du machinisme, conduisant à une élimination croissante d’ouvriers.

« Efficacité des lois de la production » (dans chaque fabrique), en même temps que se déchaîne une « concurrence effrénée ». Extension sans limite de la production.

Contradiction entre « l’organisation sociale dans chaque fabrique » et « l’anarchie sociale dans la production ».

Développement inouï des forces productives. Excédent de moyens de production et de produits. Excédents d’ouvriers sans emploi. Excédent de l’offre sur la demande. Surproduction, encombrement des marchés. Crises [de surproduction capitaliste].

— La contradiction entre mode de production et « forme de l’échange » se déploie. La forme capitaliste de l’échange :

« interdit aux forces productives d’agir, aux produits de circuler, à moins qu’ils ne soient précédemment transformés en capital. » « Le mode de production se rebelle contre la forme d’échange »

[Le conflit ici évoqué, entre le production et la forme de l’échange, la nécessité du “détour” par le Capital, relève plutôt de l’argumentaire adventice [celui de Marx], mais l’analyse de ce qui est au fondement des crises de surproduction capitaliste, dans leur relation à l’ensemble du mouvement contradictoire du capital n’est pas développé]

— Deuxième stade : Reconnaissance partielle du caractère social des forces productives dans le cadre même du capitalisme

L’accent est porté sur les for­ces productives qui poussent avec une puissance croissante à la sup­pres­sion de la contradiction (forces productives / rapports de production), et à « leur affranchissement de leur qualité de capital », à la reconnaissance effective de leur « caractère de forces productives sociales ». En fonction du développement de nouvelles formes, l’éviction des producteurs individuels, doit se prolonger par l’éviction des capitalistes “individuels”. Les gros produc­teurs s’unissent en sociétés par actions, puis en trusts, puis en monopoles, et enfin sous la direction de l’Etat (appropriation des grands moyens de production et de communication). Bien qu’Engels fasse état de données observables, le schéma d’ensemble qu’il établit semble pour une part méconnaître la “logique” générale du mouvement contradictoire du capitalisme, que d’autres données tout aussi concrètes mettent au jour.

« Avec trusts ou sans trusts, il faut finalement que le représen­tant officiel de la société capitaliste, l’État, en prenne la direction. »

La propriété d’État sur les forces productives, indique Engels, « n’est pas la solution du conflit », mais elle renferme en elle « le moyen formel, la façon d’approcher de la solution ». La classe capitaliste, ou le mode de production capitaliste, « finit par être convaincu de sa propre incapacité de continuer à administrer ces forces productives » (sic). [La « conception matérialiste de l’histoire » semble ici se muer en pur idéalisme]. La bourgeoisie dès lors se présente comme superflue, ses fonctions sociales peuvent être remplies par des employés rémunérés.

— Troisième stade. Révolution prolétarienne

La force d’expansion des moyens de production « fait sauter les chaînes dont le mode de production capitaliste l’avait chargée ». En poussant de plus en plus à la transformation des grands moyens de production socialisés en propriété d’État, le capitalisme montre lui-même la voie à suivre pour accomplir ce bouleversement : la révolution prolétarienne. Cette libération est la « seule condition requise pour un développement des forces productives ininterrom­pu », progressant à un rythme toujours plus rapide, et par suite, « pour un accroisse­ment pratiquement sans bornes de la production elle-même ».

Ceci d’autant que le capitalisme a aussi produit les forces sociales humaines [prolétariat] capables de réaliser cette nécessité objective.

« En transformant de plus en plus la grande majorité de la population en prolé­taires, le mode de production capitaliste crée la puissance qui, sous peine de périr, est obligée d’accomplir ce bouleversement. »

Compte tenu de la « maturité” maintenant atteinte par la production capitaliste, la conscience des prolétaires ne semble plus pour Engels, du moins dans « son expression théorique », dans un état « d’immaturité », comme elle l’était dans les conditions d’une production bourgeoise à son stade premier, à l’époque du « socialisme utopique ». Les conditions objectives et subjectives de la révolution prolétarienne, qui se fondent sur la contradiction entre caractères des forces productives et caractère des rapports de production, seraient dès lors réunies. Et cette révolution pourrait désormais résoudre les contradictions développées par le mode capitaliste de production et sa contradiction fondamentale. Le processus semble devoir se produire de façon presque « inéluctable », moyennant la prise de conscience de sa nécessité. Et là gît tout le problème.

Le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et, en vertu de ce pouvoir, « socialise les moyens sociaux de production et d’échange », les transforme en « propriété publique ». La nature sociale des forces productives modernes est effectivement reconnue. Le mode de production, d’appropriation et d’échange est mis en harmonie avec le caractère social des moyens de production. Il devient possible de maîtriser les conditions sociales de la production, c’est la fin de l’anarchie sociale de la production, remplacée par l’organisation planifiée consciente.

En tant que projection d’un possible historique s’actualisant en fonction d’une nécessité effective, l’argumentaire d’Engels, quoique schématique, relève bien d’une conception cohérente de l’évolution historique. Même si l’on ne considère pas que l’instauration du socialisme découle tout uniment d’un processus plus ou moins immanent, on doit reconnaître qu’il a le mérite de poser clairement en quoi consiste le passage d’un mode de production capitaliste à un mode de production socialiste (contrairement à d’autres théoriciens qui se réclament du marxisme).

Engels poursuit. Avec l’élimination de la pro­duction marchande disparaît aussi la domination du produit sur le producteur. Le règne de la liberté succède au règne de la nécessité. Comme il n’y a plus de classe exploiteuse, il n’y a plus besoin d’opprimer une classe exploitée, donc plus besoin d’Etat.

« Par là, pour la première fois, l’homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d’existence à des conditions réelle­ment humaines. Le cercle des conditions de vie […] qui jusqu’ici dominait l’homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes. »

« C’est le bond de l’humanité, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté. Les forces socialement agissantes n’agissent plus comme les forces de la nature : aveugles, destructrices. Une fois reconnues, elles peuvent dans les mains des producteurs associés, se transformer en servantes dociles. Dès lors la société n’a plus besoin d’Etat, en tant qu’organisation de la classe exploiteuse pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppres­sion données par le mode de production existant. »

On ne commentera pas ici la conception qu’Engels se fait de l’Etat, en notant seulement qu’elle résulte d’une prétendue « conception matérialiste de l’histoire », qui, dans sa forme simplifiée, diffère sans doute de celle de Marx.

 

II — L’argumentaire adventice

L’argumentaire adventice, pour partie imbriqué dans le premier, paraît plus conforme, on l’a dit, à la théorisation de Marx. Il n’est lisible qu’en pointillé. Il porte principalement sur la généralisation de la forme marchande de l’échange et l’amplification de l’anarchie sociale de la production qui en résulte dans l’ensemble de la société. Des formulations de Marx sont utilisées, sans que l’on sache si la “logique” mise en œuvre dans le Capital est pleinement mobilisée. S’il tel avait été le cas, on peut supposer que l’argumentaire principal n’aurait pas été polarisé sur la seule question de la contradiction forces productives / rapports de production, focalisée pour partie sur le passage d’un mode individuel à un mode “social” de production.

Il ne s’agit pas pour autant de négliger l’importance d’une telle contradiction, qui ne se pose pas en extériorité par rapport à la conception marxiste, telle qu’exposée dans le Manifeste communiste. Il s’agit seulement de considérer que le travail ultérieur de Marx conduit à l’intégrer dans un développement théorique plus large, prenant pour point de départ la contradiction que recèle toute forme marchande de production et la finalité qu’elle implique. C’est sur la base de ce soubassement théorique qu’on peut rendre compte de ce qui détermine l’anarchie sociale de la production dans le mode capitaliste de production, dans ses différentes manifestations.

Ce que Engels, en continuité avec les théorisations de Marx, évoque d’ailleurs en ces termes :

« Nous avons vu que le mode de production capitaliste s’est infiltré dans une société de producteurs de marchandises, producteurs individuels dont la cohésion sociale avait pour moyen, l’échange de leurs produits. Mais toute société reposant sur la production marchande a ceci de particulier que les producteurs y ont perdu la domination sur leurs propres relations sociales. »

Si l’on passe sur le terme “infiltré”, on peut retenir que, ici, pour Engels, la production marchande simple et la production marchande capitaliste se rapportent à une forme commune, au regard de la potentielle anarchie qu’elles génèrent. Il indique :

« les lois de la production marchande, qui sommeil­laient jusque-là, entrèrent en action d’une manière plus ouverte et plus puissante. »

L’anarchie de la production sociale [déjà contenue en germe dans la forme simple] fut « de plus en plus poussée à son comble ». Engels toutefois ne pose pas de façon explicite ce qui ressort de la finalité de toute production marchande, et des obstacles auxquels elle se trouve nécessairement confrontée. Par définition, cette finalité est “marchande”, le but qu’elle poursuit est la vente des marchandises, si possible avec profit : ou, dit autrement, il s’agit de réaliser par la vente la valeur du travail contenu dans les marchandises, et, par conséquent, autant que faire se peut, réaliser la part de plus-value qui y est incluse. Dans les conditions de la production marchande, cette finalité n’est que virtuelle, elle peut ou non s’actualiser. Bien que la production marchande requière pour support l’existence d’une valeur utile répondant à des besoins sociaux, sa finalité (son but ultime) ne se pose pas d’abord en fonction de ces besoins, il s’agit avant tout de réaliser la valeur des marchandises mises sur le marché (faute de quoi le producteur marchand ne peut reproduire sa production). Il existe donc un possible décalage (hiatus) entre procès de production de valeur et sa réalisation sur le marché [Sismondi ici encore l’avait perçu].

Ce que Engels signale, à propos de la production marchande simple [plus ou moins assimilée à la production individuelle] :

« Chacun produit […] avec ses moyens de production dus au hasard et pour son besoin individuel d’échange. Nul ne sait quelle quantité de son article parviendra sur le marché ni même quelle quantité il en faudra ; nul ne sait si son produit individuel trouvera à son arrivée un besoin réel, s’il retirera ses frais ou même s’il pourra vendre. C’est le règne de l’anarchie de la production sociale. »

Engels précise aussi que la production marchande, comme toute autre forme de production, est soumise à des lois, immanentes, inséparables d’elle, qui s’imposent aux producteurs comme lois de la concurrence, aboutissant à une lutte généralisée pour les débouchés.

« Ces lois s’imposent malgré l’anarchie, en elle, par elle. Elles se manifestent dans la seule forme qui subsiste de lien social, dans l’échange, et elles prévalent en face des producteurs individuels comme lois coercitives de la concurrence. »

« La lutte n’éclata pas seulement entre les producteurs locaux individuels ; les luttes loca­les grandirent de leur côté jusqu’à devenir des luttes nationales : les guerres com­mer­ciales du XVIIe et du XVIIIe siècle. La grande industrie, enfin, et l’établisse­ment du marché mondial ont universalisé la lutte et lui ont donné en même temps une violence inouïe. Entre capitalistes isolés, de même qu’entre industries entières et pays entiers. »

A propos de l’anarchie de la production, Engels semble à cheval entre deux argumentaires. Il ne pose pas le fondement de cette anarchie en relation avec les contradictions qui successivement s’engendrent et se réengendrent dans le cours du cycle du capital. La contradiction génératrice de l’anarchie paraît le plus souvent se reproduire seulement sous l’angle empirique [ce qui ne signifie pas fallacieux], de « l’antago­nisme entre l’organisation de la production dans la fabrique individuelle et l’anarchie de la production dans l’ensemble de la société ».

« Le moyen principal avec lequel le mode de production marchand capitaliste accroît cette anarchie dans la production sociale était le contraire de l’anar­chie : l’organisation croissante de la production sociale dans chaque établisse­ment de production. »

La force motrice de « l’anarchie sociale de la production », loi impérative pour chaque capitaliste industriel, contraint chacun à « perfec­tionner de plus en plus son machinisme sous peine de ruine », donc à accroître la production sans savoir s’il sera possible de l’écouler. Elle conduit aussi à rendre du travail humain superflu, transformant « de plus en plus la grande majorité des hommes en prolétaires », autre facteur qui contribue à saper ses propres débouchés marchands.

« Le machinisme devient, pour parler comme Marx, l’arme la plus puissante du capital contre la classe ouvrière, […] le moyen de travail arrache sans cesse le moyen de subsistance des mains de l’ouvrier, […] le propre produit de l’ouvrier se transforme en un instrument d’asservisse­ment de l’ouvrier. »

« Le surmenage des uns détermine le chômage des autres » et « la grande industrie, qui va à la chasse, par tout le globe, du consom­mateur nouveau, limite à domicile la consommation des masses à un minimum de famine et sape ainsi son propre marché intérieur. »

Plus généralement, l’énorme force d’expansion de production capitaliste, « à côté de laquelle celle des gaz est un véritable jeu d’enfant », se manifeste « comme un besoin d’expansion qualitatif et quantitatif », qui ne prend en compte aucune contre-pression.

Une contre-pression immanente n’en est pas moins « constituée par la consommation, le débouché, les mar­chés » [donc aussi la nécessité de réaliser la valeur contenue dans les marchandises]. Et, « la possibilité d’expan­sion des marchés, extensive aussi bien qu’intensive, est dominée en premier lieu par des lois toutes différentes, dont l’action est beaucoup moins énergique ».

A ce point de l’exposé, même s’il n’en explicite pas tous les rapports et enchaînements, Engels se “raccorde” à l’analyse d’ensemble du mode de production capitaliste, tel qu’on peut le dégager à partir de l’architecture du Capital, au sujet des crises capitalistes de surproduction (4).

« L’expansion des marchés ne peut pas aller de pair avec l’expan­sion de la production. La collision est inéluctable et comme elle ne peut engendrer de solution tant qu’elle ne fait pas éclater le mode de production capitaliste lui-même, elle devient périodique […] engendre un nouveau “cercle vicieux”.

« La circulation des marchandises est momentanément anéantie ; le moyen de circulation, l’argent, devient obstacle à la circulation; toutes les lois de la production et de la circulation des marchandises sont mises sens dessus dessous. La collision économique atteint son maximum : le mode de production se rebelle contre le mode d’échange. »

« Le mode de production ne peut plus transformer cette masse de moyens de production tout entière en capital ; ils chôment ». […] Car, dans la société capitaliste, les moyens de production ne peuvent entrer en activité à moins qu’ils ne se soient auparavant transformés en capital, en moyens pour l’exploitation de la force de travail humaine. La nécessité pour les moyens de production et de subsistance de prendre la qualité de capital se dresse comme un spectre entre eux et les ouvriers. »

« Le commerce s’arrête, les marchés sont encombrés, les produits sont là aussi en quantités aussi massives qu’ils sont invendables, l’argent comptant devient invisible, le crédit disparaît, les fabriques s’arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. L’engorgement dure des années, forces productives et produits sont dilapidés et détruits en masse jusqu’à ce que les masses de marchandises accumu­lées s’écoulent enfin avec une dépréciation plus ou moins forte, jusqu’à ce que production et échange reprennent peu à peu leur marche. Progressivement, l’allure s’accélère, passe au trot, le trot industriel se fait galop et ce galop augmente à son tour jusqu’au ventre à terre d’un steeple chase complet de l’industrie, du commerce, du crédit et de la spéculation, pour finir, après les sauts les plus périlleux, par se retrouver… dans le fossé du krach. Et toujours la même répétition. »

***

Les différentes façons de concevoir la contradiction fondamentale du capitalisme.

Implications dans le domaine politique

On s’est efforcé (difficilement) de distinguer dans le texte d’Engels, ce qui paraît relever de ses conceptions propres de ce qui revient à la théorisation de Marx. La distinction a porté plus spécialement sur les différentes façons de caractériser un mode de production, la façon de concevoir le processus de passage du mode capitaliste de production à un mode socialiste de production. Cette entreprise peut paraître vaine, de même que son ambition : rendre intelligible le processus concret par lequel l’instauration d’un régime de production socialiste devient historiquement possible. Une telle possibilité relève-t-elle seulement des processus immanents à l’œuvre dans la base économique (inéluctable mise en correspondance des forces productives aux rapports de production) ? Ou bien d’autres facteurs doivent-ils être pris en considération s’agissant des conditions de la transformation sociale, facteurs qui eux-mêmes sont à mettre en relation avec la “matrice” contradictoire du mode de production capitaliste, ses effets généraux sur l’ensemble des sociétés modernes et sur la disposition des forces de classes.

— S’agissant de l’argumentaire principal, on constate que dans la caractérisation des modes de production, une importance prépondérante est donnée par Engels aux modalités empiriques de la production : — soit production à une échelle individuelle, dans un isolement relatif, avec des instruments en propriété individuelle, convenant à cette échelle ; — soit production réalisée à une échelle “sociale” [i.e. forces collectivement groupées], avec des moyens de production (sociaux) adaptés à cet usage. En fonction de ces modalités se trouvent caractérisés différents “modes de production”, pris dans un sens restreint : — petite production individuelle, “médiévale” (parfois “féodale“), tel qu’elle relève d’une division du travail “naturelle” (sans méthode), se distinguant, voire s’opposant, au — “mode capitaliste de production”, souvent identifié à la production industrielle, telle qu’elle relève d’une division méthodique et d’une façon de produire “sociale” [i.e. non individuelle].

Au sein de cet argumentaire, la contradiction fondamentale du mode de production capitaliste résulte pour l’essentiel du conflit entre façon “sociale” de produire et maintien d’un mode d’appropriation privé (voire individuel) des moyens de production et des produits. Sur cette base, le passage du capitalisme au socialisme se présente comme processus linéaire, sous l’espèce d’un enchaînement plus ou moins automatique de stades. Les “formes” individuelles de la production : les forces productives, puis d’une certaine façon aussi les rapports d’appropriation, sont progressivement refoulés. Les données immédiates de la socialisation [forces productives et rapports de production] sont réunies. Dans ce schéma, le mouvement des classes se présente presque comme rectiligne, instrument plus ou moins passif d’un processus quasi « inéluctable ». La question des contradictions secondaires entre forces sociales est pour partie éludée.

— Le second argumentaire, qu’Engels ne développe pas dans toute sa cohérence [telle que déployée dans l’exposé théorique de Marx], prend appui sur une analyse d’ensemble du mode de production capitaliste. La contradiction centrale de ce mode de production est rapportée à sa « forme élémentaire », et à sa finalité. Au regard de cette finalité, mode de production marchand simple (production individuelle ou non), et mode de production capitaliste se “constituent” sur une même matrice ou “noyau”, contradictoire, au fondement de l’anarchie sociale de la production.

Dans ce cadre, le mode socialiste de production ne peut s’édifier en prenant appui sur ce qui constitue la « forme élémentaire de la richesse », dans le capitalisme, ni sur la finalité que recèle cette forme. Dans le mode de production socialiste, même si des phases transitoires se révèlent inévitables, ce n’est pas la visée première de production de richesses en argent ou sous forme de capital (chrématistique) qui règle la production et les échanges, mais celle d’un développement de richesses se posant comme devant d’abord répondre aux besoins sociaux (5).

Parvenir à réaliser ce “bond de l’humanité”, inverser l’ordre des finalités, peut se révéler moins aisé que ne le laisse supposer l’argumentaire principal d’Engels. Si le mode de production capitaliste « en transformant de plus en plus la grande majorité de la population en prolé­taires […] crée la puissance qui, sous peine de périr, est obligée d’accomplir ce bouleversement », le processus chaotique de ce mode de production fait naître aussi d’autres facteurs qui retardent ou contrecarrent un tel « bouleversement », du point de vue des facteurs proprement humains (classes sociales).

L’analyse théorique du Capital (du mode de production capitaliste) établit en effet, que quelque puissent être les avancées réalisées dans la marche vers une “socialisation” des forces productives, le capitalisme ne peut aboutir par une marche graduelle à une mise en correspondance entre forces productives et rapports de production. La trajectoire du capital est marquée par une succession de mouvements “pulsionnels”, les « convulsions de la richesse » dont parlait Sismondi, compulsions périodiques qui mettent à nu son caractère immanquablement anarchique et destructeur, caractère déjà contenu, on l’a souligné, dans sa « forme élémentaire ». La classe prolétarienne n’est alors pas seule à être menacée par cette succession de convulsions toujours plus dévastatrices qui finissent par atteindre toutes les classes, toute la société.

Le passage (ou “bond”) d’un mode capitaliste de production à un mode socialiste de production, ne peut ainsi s’opérer sans tenir compte du positionnement des différentes classes à l’égard des finalités poursuivies par ces deux modes de production, ce que chacun d’eux leur “offre” ou “promet”. Le bond, d’ordre qualitatif, entre capitalisme et socialisme, implique en effet un changement de forme et de finalité, auquel les diverses classes non prolétariennes (sans parler des “capitalistes”) aspirent ou non, selon les conditions qui leur sont faites dans des moments déterminés de l’histoire. Si, lors des phases d’essor capitaliste, leur mobilisation en faveur du socialisme se révèle peu vraisemblable elle peut (parfois) trouver un soubassement lors des périodes d’aggravation du mouvement anarchique de ce mode de production.

Aussi, est-ce en prenant appui sur le rejet général de la polarité destructrice de « l’économie capitaliste », que peut-être posée, face à toute la société, la nécessité de résoudre les contradictions qui la minent. Il s’agit en effet d’en affranchir la société tout entière, et non une seule « classe déterminée » comme le postulait Engels. Il convient pour cela changer de « mode de production », ainsi que François Vidal le requérait déjà en 1846.

On peut supposer qu’au vu des facteurs contradictoires que développe le mode capitaliste de production, la classe sociale capable de diriger le mouvement d’ensemble, celui qui mettra fin au fondement antagonique de ce régime et de ses convulsions destructrices, est la classe qui se trouve placée au cœur même de la contradiction fondamentale du capitalisme, c’est-à-dire la classe prolétarienne [plus généralement sans doute les classes effectivement populaires]. Les catégories ou classes, non soumises aussi directement aux effets destructeurs du capitalisme, visent d’abord à préserver leur situation au sein du capitalisme, voire le “moraliser”, retourner lorsqu’il est en crise à un stade de ce mode de production, plus conforme à leurs vœux. Ces classes ne peuvent orienter l’ensemble du mouvement, lors même [ce qui est loin d’être avéré], qu’elles feraient référence à une conception plus « scientifique » du capitalisme, et de sa contradiction principale. Ce sont les classes populaires qui sont le plus à même de déterminer l’orientation générale du mouvement historique, même si elles ne se mobilisent pas seulement sur la base d’une « expression théorique » de la contradiction entre forces productives et rapports de production.

H.D.

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