2. Sismondi (1819) « Les convulsions de la richesse »

Critique du fondement de l’économie capitaliste

[Ce texte reprend, si l’on excepte quelques détails, le contenu d’un exposé du Cours : Premiers théoriciens de l’économie capitaliste. Pour une meilleure appréciation de son contenu et de sa portée, l’étude du Capital (au moins le premier tome du Premier Livre) se révélerait utile. Dans un prochain Cours, un guide d’étude du Capital devrait être proposé.]

Sismondi (1) fut un des premiers à avoir théorisé le fondement contradictoire du mode de production capitaliste et ses effets destructeurs. Marx a plusieurs fois souligné la valeur théorique de cette première grande critique générale du régime capitaliste et de l’anarchie sociale qu’elle génère. On ne propose ici qu’un aperçu de la théorie de Sismondi, qui, pas plus que celle de Marx, ou d’autres grands théoriciens, ne peut se trouver résumée en quelques pages.

En 1803, l’année où Jean-Baptiste Say publie son Traité d’économie politique, Sismondi publie un premier ouvrage général consacré à l’économie : La richesse commerciale, qui traite en fait de la production des richesses dans le régime marchand capitaliste. Sismondi pouvait imaginer avoir “fait le tour” de la théorie économique. Il  est alors en accord presque total avec la théorie d’Adam Smith telle qu’elle est exposée dans La richesse des nations (1776). Il ne remet pas en cause le postulat sur lequel se fonde la science économique libérale, le présupposé de la “main invisible”, principe selon lequel les marchés produiraient un mécanisme d’autorégulation conduisant spontanément à l’harmonie sociale.

En 1816, une grande crise économique, pour partie moderne, affecte l’Angleterre, pays capitaliste alors le plus développé. Elle tend à s’étendre à d’autres pays d’Europe. Sismondi, relègue alors à l’arrière plan les travaux qu’il avait entrepris sur l’histoire, la littérature, et s’intéresse de nouveau à la théorie économique. Comme il l’indique, les « convulsions de la richesse » l’ont conduit à « revoir ses raisonnements ».

En 1819, Marx a un an, il publie ses Nouveaux principes d’économie politique, ou De la richesse dans ses rapports avec la population (2). De fait, il traite déjà du rapport entre les contradictions qui sont à l’œuvre dans la base économique de la société et celles qui se manifestent entre les classes sociales. Dans cet ouvrage, il met en doute l’existence d’une relation harmonieuse entre le mode de production marchand capitaliste et la visée d’un bien commun pour la société. Son ouvrage sera moins bien accueilli par le courant des libéraux que ne l’était le précédent. On tend à le placer hors des sentiers de la “science”, son influence diminue pour ce qui touche à la science économique, sauf auprès des courants socialistes.

Marx s’est intéressé aux travaux de Sismondi comme à ceux des économistes de l’époque. Dans le Manifeste communiste, rédigé en 1847, pour partie avec Engels, il le présente comme chef de file d’un « socialisme petit-bourgeois », critiquant le régime bourgeois et prenant parti pour les ouvriers. Cette caractérisation petite-bourgeoise ne nous apprend pas grand-chose sur la théorie de Sismondi. La suite de la citation éclaire sans doute mieux sur le contenu de l’œuvre :

Ce socialisme analysa avec beaucoup de sagacité les contradictions inhérentes au régime de la production moderne. Il mit à nu les hypocrites apologies des économistes. Il démontra d’une façon irréfutable les effets meurtriers du machinisme et de la division du travail, la concentration des capitaux et de la propriété foncière, la surproduction, les crises, la fatale décadence des petits bourgeois et des paysans, la misère du prolétariat, l’anarchie dans la production, la criante disproportion dans la distribution des richesses, la guerre d’extermination industrielle des nations entre elles etc.

Tout cela n’est pas rien. D’autant que Marx parle d’analyse et de démonstration, non de simple protestation morale. La suite est moins élogieuse. Elle concerne l’approche « petite bourgeoise », le « socialisme petit bourgeois », qui viserait, selon Marx et/ou Engels, à « rétablir les anciens moyens de production et d’échange » ou les « faire entrer dans le cadre étroit de l’ancien régime de propriété ». Bien que certains aspects de l’œuvre de Sismondi puissent sembler aller dans ce sens, son propos essentiel n’est pas là. Il vise principalement à analyser les effets anarchiques des “lois” et “principes” qui règlent le mode de production capitaliste. Et, pas plus qu’Adam Smith, il n’est un théoricien de l’organisation sociale d’Ancien Régime.

Comme l’indiquera plus tard Rosa Luxembourg : « Lui [Sismondi], le critique social, témoigne de bien plus de compréhension pour les catégories de l’économie bourgeoise que les avocats passionnés de celle-ci » (du type de Jean-Baptiste Say). Elle poursuit, établissant un parallèle entre Marx et Sismondi :

de même Marx devait faire preuve d’une clairvoyance beaucoup plus aiguë et jusque dans les détails, que tous les économistes bourgeois à l’égard de la différence spécifique du mécanisme économique capitaliste.

En fait, lorsque Marx n’est pas dans le registre de la polémique contre des courants socialistes inconséquents, il situe, au plan théorique, Sismondi comme le « dernier représentant de l’économie politique classique » française (scientifique et non apologétique), établissant le parallèle entre un Sismondi pour la France et un Ricardo pour l’Angleterre. Dans une lettre, il présente Sismondi comme « une source pour la théorie de la marchandise ». Dans le Capital, si l’on excepte une note critique, Marx se réfère à Sismondi pour appuyer ou illustrer ses propres propos. Il envisageait dans ses textes sur les Théories sur la plus-value, de consacrer un chapitre spécial aux analyses de Sismondi, sur la concurrence et le crédit, chapitre plus ou moins critique, qu’il n’a jamais rédigé. Il lui consacre cependant un passage, une fois de plus plutôt élogieux :

Sismondi a [la conviction] intime que la production capitaliste est en contradiction avec elle-même ; que par ses formes et ses conditions elle pousse au développement effréné de la force productive et de la richesse […] ; que les contradictions entre valeur d’usage et valeur d’échange, marchandise et argent, achat et vente, production et consommation, capital et travail salarié, etc., ne font que s’accentuer à mesure que la force productive se développe. Il [perçoit] notamment la contradiction fondamentale : d’une part le développement effréné de la force productive et l’accroissement de la richesse qui, formée de marchandises, doit être transformée en argent, d’autre part comme fondement, la limitation de la masse des producteurs aux subsistances nécessaires. C’est pourquoi les crises ne sont pas pour lui, comme pour Ricardo, de simples accidents, mais des explosions essentielles, des contradictions immanentes se produisant sur une grande échelle et à des périodes déterminées.

Cependant, poursuit Marx, pour pallier à cet état de fait, Sismondi « hésite constamment : faut-il que l’État entrave les forces productives afin de les rendre adéquates aux conditions de production ? Ou faut-il que l’État entrave les conditions de production afin de les rendre adéquate aux forces productives. »

En réalité, Sismondi n’hésite pas vraiment. Il pose que le mode capitaliste de production ne pourrait éviter les grandes crises destructrices, que si l’on pouvait trouver (ou imposer) une certaine proportionnalité entre différents facteurs contradictoires. Mais il n’ignore pas que dans les conditions « de l’organisation actuelle », cela n’est pas vraiment possible. Il précise : « c’est précisément sur cette organisation sociale que porte notre objection. »

Marx, sans doute n’a pas connaissance de cette remarque lorsqu’il indique dans Misère de la philosophie :

Tous ceux qui, comme Sismondi, veulent retourner à la juste proportion de la production, tout en voulant maintenir les bases actuelles de la société, sont réactionnaires.

Si Sismondi porte objection au mode d’organisation capitaliste, et n’est donc pas réactionnaire à cet égard, il reconnaît qu’il ne parvient pas à concevoir une autre forme d’organisation sociale qui résoudrait toutes les contradictions. Il estime qu’il est déjà assez difficile d’analyser l’organisation actuelle (capitaliste) de la société, tâche que Marx achèvera de mener à bien, sans pouvoir (lui non plus) aborder pleinement la question de l’organisation nouvelle.

Sismondi : « Ce qui reste à faire est une question d’une difficulté infinie […]. Nous voudrions pouvoir convaincre les économistes […] que leur science suit désormais une fausse route. Mais nous n’avons pas assez de confiance en nous pour indiquer quelle serait la véritable [voie à suivre] ; c’est un des plus grands efforts que nous puissions obtenir de notre esprit que de concevoir l’organisation actuelle de la société », chercher comme il l’indique ailleurs « le vice fondamental de cette organisation ». « Quel serait l’homme assez fort pour concevoir une organisation qui n’existe pas encore, pour voir l’avenir comme nous avons déjà tant de mal à voir le présent. »

Dans une lettre, il va jusqu’à indiquer qu’il faut d’abord ne pas détourner du vrai débat, la recherche de la cause des désordres, et qu’il faut sans doute « achever de démolir avant de songer à reconstruire ».

L’objet et la finalité de l’économie politique selon Sismondi

L’objet de l’économie politique ne se confond pas pour Sismondi avec la science des lois du capitalisme. Il se réfère à la définition classique de l’économie politique, valable pour différents modes de production : une science centrée sur la facette économique de l’organisation d’une Cité ou d’une Nation. C’est donc une sous-partie de la politique ou « science du gouvernement ». Dans cette science, il distingue deux branches, « la haute politique » et « l’économie politique », qui visent une même finalité : avantage commun, élévation de tous. La haute politique concerne la question des constitutions politiques qui permettent cette élévation générale (et non d’une seule classe d’hommes), le développement des besoins moraux des hommes (civilisation). Quant à l’économie politique, elle concerne l’administration de la richesse nationale, et la satisfaction des besoins physiques de l’homme par le développement de la richesse, et la capacité de pourvoir aux besoins du public.

Dans les nations civilisées, celles où le gouvernement a un rôle à jouer, l’objectif qui doit être visé est le bonheur des hommes réunis en société, ce qui implique, non pas des jouissances pleinement égales, mais une participation équitable de toutes les classes au bien être, à l’aisance. Selon lui, une nation n’est pas civilisée, mais asservie, si l’élévation des uns correspond à la dégradation des autres. Il établit que par ses contradictions l’économie capitaliste, développe cette opposition, notamment en raison de la séparation entre les deux facteurs de la production : la propriété des moyens de production aux riches, et le travail qui les met en œuvre, que fournissent les pauvres.

L’économie politique, ou administration de la richesse nationale, nécessite de bien connaître les lois de l’économie, c’est-à-dire de la science spécifique du développement de la richesse, les relations entre ses différents moments (production, circulation, reproduction, mais aussi travail, capital, monnaie, impôt, crédit, dette publique, etc.)

En fonction de cette conception, Sismondi analyse les diverses conceptions de l’économie qui se sont succédé depuis le XVIIe siècle, notamment ce qu’il nomme le système mercantile et celui des Physiocrates (qu’il nomme « système agricole ou des économistes »).

Dans le système mercantile, il distingue deux variantes : le système des ministres (type Colbert) et celui des marchands. Les deux sous-systèmes se sont construits en interdépendance, mais ils peuvent avoir eu des visées et des pratiques distinctes. D’un côté (celui des ministres), la finalité est le bien public de la nation, le rétablissement des finances, la recherche des vraies sources de la prospérité nationale, la mise en œuvre de grands travaux, la facilitation du développement de l’activité industrieuse. De l’autre côté, le système a été inventé « par des marchands plus que par des citoyens » dont la finalité pouvait être le développement de fortunes particulières, indépendamment du bien de l’État. Mais comme les marchands détenaient une capacité de capital supérieure à celle des propriétaires fonciers et des manufacturiers, ils ont pu mettre en œuvre de grandes forces de production, ce qui a été bénéfique pour la nation. Le problème est qu’ils ont posé le commerce [l’échange marchand] comme étant la source essentielle de la richesse, et ont travaillé à ce que l’État joue un rôle de protection de leur richesse marchande, qu’ils assimilaient au profit de la nation (3). Sismondi signale ainsi la contradiction entre principes qui se trouve en germe dès les premiers développements du mode capitaliste de production. Il constate cependant que la conjugaison des deux principes (et finalités) a pu contribuer au cours de toute une période à un développement général de la richesse, sans que les effets désastreux de cette contradiction trouvent à se manifester à grande échelle.

Sismondi analyse aussi le système des Physiocrates. Il tend à approuver leur critique les aspects négatifs du système précédent, établissant que la richesse effective n’est pas équivalente à l’abondance monétaire. Toutefois le fondement de la critique du mercantilisme par les Physiocrates tient aussi au fait qu’ils s’insurgent contre l’interventionnisme et le protectionnisme de l’État, et contre ses réglementations, réclamant le libre jeu des intérêts personnels, comme supposé meilleur guide pour assurer le bien de tous. Ce que Sismondi réprouve. Il se trouve davantage en accord avec la théorie d’Adam Smith, qui selon lui, dépasse les deux systèmes précédents, bien qu’ayant pour défaut de poser lui aussi que le libre exercice des intérêts individuels aboutit spontanément au bien commun.

Les jugements que Sismondi porte sur les différentes écoles sont centrés sur la contradiction qui se développe entre finalité de l’économie politique, le développement de la richesse commune, et, la forme marchande de développement de cette richesse, centrée sur les intérêts particuliers, telle qu’elle accroît la richesse des riches, sur la base du dépouillement des pauvres, source ultime de cette richesse.

 

La richesse de la société de production marchande et le cycle de sa circulation

On va se centrer sur la critique que Sismondi fait de la Loi des débouchés de Jean-Baptiste Say. Cette critique repose sur une analyse de l’ensemble du procès de circulation de la richesse (4), ainsi que son fondement dans la production et le travail productif.

Selon Michel Lutfalla, la conception sismondienne du mouvement circulaire de la richesse est un maillon [théorique] fondamental entre le Tableau de Quesnay et les schémas marxiens de la reproduction. Sismondi indique :

La richesse nationale dans sa progression suit un mouvement circulaire, chaque effet devient cause à son tour, chaque pas est réglé sur celui qui le précède et le dernier ramène le premier dans le même ordre.

Dans sa critique de la Loi des débouchés de Say, qui pose l’impossibilité des crises générales de surproduction, Sismondi prend appui sur son schéma de la circulation de la richesse dans la société capitaliste. Mais il cherche à démontrer que les erreurs de Say sont à mettre en relation avec sa conception erronée de la valeur. On va donc partir de l’analyse de Sismondi sur cette question.

 

Forme prise par le travail productif dans la production marchande

Valeur, Plus-value, Opposition Capital / travail

Pour Say, la valeur des marchandises dépend de l’utilité, ou du désir d’utilité chez les consommateurs, et non d’une quantité déterminée de travail (intégrée dans les produits-marchandises). Sismondi pour sa part met en évidence le double caractère du travail dans la production en vue de l’échange marchand. Le travail produit à la fois des choses utiles et des valeurs d’échange. Si la production de choses utiles par le travail ne présente aucun mystère, l’utilité ne peut permettre d’apprécier la valeur d’échange sociale entre les choses utiles. En devenant sociale, la valeur devient pour chaque individu abstraite :

La valeur s’est détachée de l’objet consommé et semble une quantité métaphysique que l’un dépense et l’autre échange.

 Pour faire comprendre ce mystère, il va, dans un premier temps, s’intéresser au travail en se centrant sur son seul rôle de producteur de choses utiles (indépendamment de la forme que prend le travail dans la production et l’échange marchands).

— Pour saisir ce que la forme marchande modifie par rapport à la production des richesses en général, Sismondi use dans ce but, d’une fiction théorique, celle de l’homme isolé, une robinsonnade dirait Marx. Mais cette robinsonnade n’a pas ici pour but de faire croire que le régime capitaliste n’est qu’un développement de l’univers de Robinson Crusoë. Sismondi au contraire use de ce contre-exemple pour essayer d’expliquer pourquoi le libre déploiement de la production marchande capitaliste, tend à se développer de façon désordonnée, anarchique.

La fiction théorique de l’homme isolé rend plus clair le problème. En effet, la succession des échanges dans le régime capitaliste, en déplaçant sans cesse la richesse, en en changeant sans cesse la forme, ont fait d’un objet positif (la richesse en général) « un objet métaphysique ».

Sismondi veut montrer que si des richesses utiles peuvent exister sans échange, elles ne peuvent pour la plupart exister sans la mise en œuvre d’un travail humain.

— Pour l’homme isolé, le but de son travail est toujours présent à son esprit, il veut satisfaire ses besoins. Il existe ainsi un lien visible direct (sans détour) entre ses besoins et le travail fait pour les satisfaire. La richesse se présente dans sa réalité matérielle utile, sans signe d’échange (argent). De la sorte, il n’y a pas d’écart entre le but que l’on fixe à la production et sa consommation, qu’il s’agisse d’une consommation immédiate, ou que l’on en réserve une partie, pour une consommation ultérieure, pour pouvoir reproduire les conditions de la production, dépasser les besoins immédiats de subsistance.

Le travail, base de la production de la richesse, est immédiatement destiné à une consommation ou à servir à une nouvelle production.

— Sismondi envisage ensuite la formation de la richesse de la société quand on entre dans un cycle de production et d’échange social de forme marchande.

Dès que les hommes ne suppléent plus chacun à leurs propres besoins et font dépendre leur consommation des échanges et du commerce, ils doivent s’attacher à la valeur échangeable, à la quantité de travail.

Pour le producteur, le but de la production se perd. Le travailleur ne peut plus suivre son travail jusqu’au bout, jusqu’au moment où ses fruits seront consommés. Il lui est plus difficile que l’homme isolé, de juger du besoin auquel le fruit du travail doit pourvoir. On laisse à la société le soin de trouver l’emploi de la marchandise produite. Le but de la production change. La production ne peut plus se faire directement en vue de besoins utiles, qu’on ne peut connaître directement, mais en vue de la valeur échangeable qu’on peut en tirer.

— Au début, l’échange est occasionnel et se borne à une forme de troc entre biens utiles, sans entrer dans le système d’ensemble du marché. Lorsque il y a, pour un individu, production surabondante d’un objet utile (par rapport à ses besoins), un échange peut être produit, sur la base de la peine et du temps qu’a coûté la production de l’objet, comparé pour l’échangeur à la peine et au temps qu’il aurait consacré pour le produire. Cet échange  [de temps de travail équivalents] n’altère pas la nature des richesses, ce sont toujours des choses créées par le travail. Le lien entre production et sa destination, une consommation, n’est pas modifié, même s’il y a une suite d’échanges.

— L’introduction générale du commerce, de même que l’entrée du travail dans le cycle de l’échange marchand, ne modifient pas la source essentielle de la richesse : le travail, mais elles altèrent son mode de progression. D’une part la finalité donnée à l’économie est modifiée. On produit non directement pour l’utilité, mais pour l’échange marchand. D’autre part, les pouvoirs productifs du travail vont être développés à une échelle très large, la division du travail, puis le machinisme, augmentent la productivité du travail et donc la nécessité d’échanger sur le marché des quantités plus importantes. Le problème se pose alors du rapport entre développement de la production des marchandises, et développement des revenus disponibles pour de la consommation (c’est-à-dire possibilité pour le capital de réaliser les valeurs produites par le travail).

Le problème n’est pas aussi simple que dans l’équation de Say : les Produits s’échangent contre des Produits

— En effet, au cours de ce processus, l’échange s’est étendu au travail et des difficultés vont en résulter. L’entrée du travail dans l’échange devient la base de l’organisation sociale [capitaliste]. La richesse repose sur la séparation de toute espèce de propriété d’avec toute espèce de travail, ce qui conduit au développement d’une opposition entre la classe des « propriétaires du travail accumulé » et la « classe d’hommes qui n’ont que leur force vitale » et offrent leur « puissance de travail » aux propriétaires, contre des offres de subsistances (salaire) (5).

La richesse (en tant que capital) acquiert la propriété de se reproduire par le travail d’autrui. Le travail est employé par le capital pour qu’il donne un produit de plus grande valeur que ce qui est rétrocédé au travailleur.

Par son travail journalier, l’ouvrier produit plus que sa dépense journalière », et c’est « le propriétaire de terres ou le capitaliste [qui] prélève la part la plus importante des fruits de son travail », ce qui se réalise dans un « surplus de produits », ou de valeur, une « mieux-value.

Le capital profite seul des pouvoirs productifs du travail, de sa « puissance multipliante ».

En fonction de cette répartition des fruits du travail, la question se pose des revenus disponibles des différentes classes pour absorber les différentes catégories de marchandises.

 

Rapports entre production, revenus, consommation des marchandises

La consommation dans le capitalisme n’est pas pour Sismondi une « puissance sans bornes ».

Pour que tout fonctionne de façon ordonnée et permette à l’ensemble du cycle (production, [circulation] distribution, consommation) de reproduire les conditions de la production, il faudrait que la consommation puisse absorber l’ensemble de la production. [Sismondi, comme ses grands prédécesseurs prend pour référence le cycle annuel pour une nation].

Le revenu national  doit régler la dépense nationale, celle-ci doit absorber dans le fonds de consommation la totalité de la production, la consommation absolue détermine une reproduction égale ou supérieure, et de la reproduction naît un nouveau revenu.

Ce mécanisme se règle dans la société marchande par le commerce, et selon Sismondi, le commerce, l’échange marchand, rend plus difficile à maîtriser le rapport entre production et consommation, la capacité de vendre ou réaliser la valeur des marchandises produites. Il précise que le marché extérieur ne permet pas de mieux maîtriser ce rapport. Du point de vue théorique : le raisonnement se retrouverait le même si l’on considérait le genre humain formant « un seul marché ».

Sur la question de l’ajustement entre production et consommation dans l’ensemble d’une nation, il distingue deux problèmes, l’un est mineur, l’autre majeur.

— Le problème mineur, on l’a vu, a trait à la difficulté, au moment où l’on produit, de connaître la demande finale globale et celle des différentes sortes de marchandises. Ce problème toutefois peut sembler pouvoir se résoudre par des “études de marché”, et en substituant une production à une autre, comme l’indique J. B Say. Sismondi réplique qu’on fait ainsi

« abstraction du temps et de l’espace, comme le faisaient les métaphysiciens allemands, […] en faisant abstraction de tous les obstacles qui peuvent arrêter cette consommation ».

 — Ce qui est vrai pour le problème mineur est vrai aussi pour le problème majeur, qui touche à la possibilité pour les différentes classes de consommateurs de toujours pouvoir acheter la totalité de la production. En effet, le niveau auquel se reproduisent globalement les richesses, indique Sismondi, dépend aussi de la façon dont elles se distribuent entre les classes. La capacité solvable de consommer n’est pas la même selon les classes d’hommes. La production doit trouver son débouché et sa mesure dans les revenus que les différentes classes peuvent consacrer à la consommation, les différents revenus étant déterminés par la place que ces classes occupent au regard de la production [mais aussi en raison de la variation des conjonctures économiques].

La distribution  des parts de la richesse produite par le travail donne l’essentiel au capital, et le minimum de subsistance au travail. Il peut y avoir des hiatus entre les marchandises produites et les capacités de consommation.

— Pour que le cycle se reproduise sans à-coups, par une reproduction égale ou supérieure, il faudrait que la production de tous puisse être [en toutes circonstances] consommée par tous. Cela n’est pas théoriquement impossible, mais se heurte au mode concret (anarchique) du développement de la production capitaliste.

La capacité de consommer et sa relation avec les différents types de revenus

Sismondi considère la place faite aux différentes classes, au regard des revenus dont elles peuvent disposer pour consommer. L’opposition sociale entre classes a des incidences sur les différentes catégories de revenus, et donc sur la capacité des différentes classes de consommer les marchandises produites.

La distinction entre le travail et le capital étant devenue la base du développement de la richesse, l’opposition, on l’a vu, se développe entre ceux qui travaillent et produisent, et ceux qui les font travailler. Les travailleurs sont soumis au capital et dépendent de lui pour leur revenu (salaire) qu’ils cherchent à échanger contre leur « puissance de travail ». Quand ils parviennent à trouver à vendre cette puissance ou force de travail, leur revenu ne représente pas la valeur de ce qu’ils ont produit, elle n’est que l’équivalent de ce qui est nécessaire à assurer l’entretien de leur vie et de leur puissance de travailler.

Sismondi distingue sur cette base trois catégories de revenus.

+ Le revenu de la terre (ici rente foncière) (6). Ce revenu peut être consommé (pour acheter des marchandises), sans qu’il soit nécessaire d’en conserver une partie pour la reproduction des conditions de production.

+ Le revenu du capital représente la valeur dont la production achevée surpasse les avances faites : salaires, matières premières, amortissement du capital fixe. Ce que Sismondi peut nommer profit. Le profit retiré peut être divisé en deux parties : une partie doit retourner pour la reproduction de la production (égale ou supérieure), une partie peut être dépensée pour consommer, mais sans détourner la partie du capital nécessaire à la reproduction (et donc à salarier un nouveau travail). Si le riche (le capital) consacrait tout le profit à sa consommation, la production ne pourrait être  continuée, et pour les ouvriers, il n’y aurait plus de revenu (de salaire) puisque le capital ne ferait plus agir leur puissance de travail dans une nouvelle production.

Il faut qu’une partie du profit tiré du travail ne soit pas consommée, pour pouvoir être échangée contre une richesse future que le travail pourra produire.

+ Le revenu de l’ouvrier est le salaire, qui ne représente pas la quantité totale du produit de son travail, mais seulement ce qui est nécessaire à la reproduction de la « puissance de travail ». Il est entièrement consommé pour reproduire la vie et la puissance de travail.

En outre, obtenir un revenu pour les ouvriers n’est qu’une potentialité. Pour que leur puissance de travail produise un revenu, un salaire, elle doit trouver à se “réaliser” (c’est-à-dire être “achetée” pour faire fructifier le capital). En période de crise, de chômage, cette catégorie de revenu peut donc faire défaut pour la consommation des marchandises (et la réalisation de la valeur — dont la plus value — qui y est incorporée).

 

Les différents secteurs de la production

L’équilibre entre la production et la consommation ne se réalise pas magiquement, comme dans le modèle de Say. Certes, les trois catégories de revenus “marchent” à la consommation en vue de satisfaire des besoins, mais une part inégale peut y être consacrée selon que l’on est riche ou pauvre, les hommes étant contraints de proportionner leur consommation à leur revenu. Ce ne sont pas les mêmes hommes qui travaillent et ceux qui peuvent développer toutes leurs jouissances en consommant les richesses. Les besoins solvables de ceux qui travaillent sont limités de sorte qu’il peut manquer des acheteurs pour les différentes catégories de marchandises produites.

Les différentes catégories de revenus ne servent pas en effet à consommer (acheter) les mêmes marchandises. Plusieurs secteurs de production de marchandises correspondent à la consommation de différentes classes. Sismondi évoque explicitement deux grandes catégories : les marchandises nécessaires à l’entretien de la vie, les marchandises de luxe, ces deux catégories sont consommées de façon improductive (ne retournent pas à la production).

Une autre catégorie est présente dans l’analyse de Sismondi, le secteur des marchandises destiné à une consommation reproductive, pour la reproduction des conditions de production (égale ou supérieure) : capital fixe et son amortissement (bâtiments machines), mais aussi matières premières, mais ce secteur n’est pas intégré de façon explicite dans une relation avec son analyse du rapport production/consommation en fonction des différentes catégories de revenus.]

— Le revenu tiré des salaires est consacré tout entier à la consommation des marchandises nécessaires à la reproduction de la puissance de travail. Compte tenu de la limitation de cette catégorie de revenu, ce secteur de production n’est pas extensible à l’infini. De plus, dès qu’il y a chômage, la masse globale de ce revenu diminue.

— Le secteur des produits de luxe, destiné aux riches, ne connaît pas la même limitation, il a une certaine élasticité (à proportion du pourcentage de “riches” dans la société).

Toutefois, on l’a dit, si le revenu tiré du profit du capital est tout entier consacré à la consommation, il ne reste plus rien pour maintenir les conditions d’une reproduction simple ou élargie de la production. Et donc plus rien pour employer à nouveau la puissance de travail.

Inversement si la production des marchandises de luxe n’est pas suffisamment achetée, la valeur contenue dans ces marchandises ne se réalise pas, et le capital qui s’est investi dans ce secteur ne peut reproduire les conditions de la production.

Pour résumer le dilemme : si le capitaliste entame ses capitaux pour trop consommer, il détruit ses moyens de reproduction, mais aussi sa consommation future. Mais s’il ne trouve pas sur le marché de consommateurs pour ses produits, la reproduction est aussi arrêtée.

 

Les crises de surproduction

Il ne suffit pas, on le voit, d’un coup de baguette magique pour que les différentes productions s’ajustent aux différentes consommations. Les fonds des différents revenus n’évoluent pas au même rythme, en relation avec les différents secteurs et branches (sans compter les variations conjoncturelles liées au mouvement des capitaux). Chacun des différents rapports entre production et consommation, capital et travail, revenus disponibles et marchandises, peut être troublé, isolément ou globalement. Ce qui ouvre la voie à la possibilité de crises de surproduction, segmentaires (7) ou générales. Il n’y a plus d’acheteurs, le marché est engorgé, le capital chôme, les ouvriers doivent chômer aussi.

Alors, « la nation se ruine au sein de l’abondance ».

Cette possibilité se réalise dans les conditions de la production capitaliste, en relation avec le développement contradictoire de divers facteurs. D’abord, on l’a vu, sur la base de la contradiction dans la répartition des fruits du travail. Mais aussi, pourrait-on dire, en raison de la finalité poursuivie par ce mode de production, qui ne vise pas directement la satisfaction des besoins humains. La finalité que Sismondi assigne à l’économie politique n’est pas celle que poursuit la production capitaliste, subordonnée aux besoins d’extension du capital, sa fructification par le travail. Comme l’indique encore Sismondi, les crises de surproduction ne seraient évitables que si « la consommation d’une nation » était proportionnée au développement de « la prospérité d’une nation », ou si la consommation du monde était proportionnée au développement de la prospérité universelle.

Mais si le capital, les capitalistes, veulent produire, c’est pour réaliser plus de profit tiré de l’usage du travail.

En prenant en compte cette finalité du régime capitaliste de production, Sismondi pose aussi la question de la concurrence.

Comme, dans ce régime « chacun n’observe que son intérêt particulier, la production est poussée dans toutes les branches [l’intérêt] de chacun lui paraît être de produire toujours davantage et en donnant le moins possible au salaire ». Chaque capital entre en concurrence avec d’autres capitaux. Cette concurrence suscite un « zèle aveugle », et, pour gagner contre les concurrents, chacun se trouve dans la nécessité de se mettre au niveau des « combinaisons productives les plus récentes » (perfectionnement des machines, progrès technique), afin de produire à moindre coût. L’échelle de la production se développe de façon démesurée par rapport aux possibilités de la consommation.

Chaque producteur, n’a aucun autre moyen d’étendre ses débouchés que dans la lutte contre ses concurrents. Il leur dispute une quantité donnée de revenu, c’est-à-dire de part de marché, ou consommation (solvable), nécessaire au renouvellement de son capital. Plus il réussit à en garder, moins il en reste pour les autres.  Ces processus conduisent à l’éviction de concurrents et d’une partie de la classe travailleuse. Comme celle-ci ne parvient plus à “réaliser” sa puissance de travail, c’est-à-dire la vendre, elle est rejetée hors du travail, ce qui entraîne sa paupérisation, et en conséquence la baisse des revenus disponibles pour la consommation des marchandises produites. Le marché se resserre, la “crise d’engorgement” s’aggrave. On entre dans une spirale, où à un excès succède la perte de travail.

Le phénomène du crédit, aussi bien à la consommation, que pour la production, dans la mesure où il n’est pas gagé sur des revenus ou profits futurs, aggrave le phénomène, en retardant son apparition, tout en décuplant sa force explosive.

La recherche de débouchés sur le marché mondial ne résout pas le problème. Ce marché est lui aussi borné, en proie à la même lutte, qui prend alors un caractère universel. Chaque producteur marchand a en vue l’univers qu’il ne peut connaître et cet univers se resserre toujours plus devant lui.

Réunion de la propriété des moyens de travail et du travail. Possibilité d’un développement proportionnel de la production (principe de planification)

Sismondi ne pense pas que le progrès de la production (et même du machinisme) aillent nécessairement dans le sens de « la ruine au sein de l’abondance ». Mais, il constate que compte tenu du mode d’organisation capitaliste, il ne peut en être qu’ainsi. Toutefois, il n’exclut pas que le cercle de la production puisse s’étendre en spirale, à condition que des proportions soient respectées entre les différentes productions et consommations (improductives et reproductives), qu’il y ait une croissance régulière et proportionnée.

La richesse nationale continue de s’accroître, et l’État à prospérer, si une consommation prompte et entière détermine toujours une reproduction supérieure, et si les autres parties de la richesse qui sont en rapport les unes avec les autres, suivent de mouvement d’un pas égal, et continuent de s’accroître d’une manière graduelle : mais dès que la proportion entre elles est rompue, l’État dépérit.

Ainsi, dans l’économie politique, tout s’enchaîne, et l’on tourne constamment dans un cercle, parce que l’effet devient cause à son tour. Cependant tout y est progressif, pourvu que chaque mouvement y soit proportionné avec les autres ; mais tout s’arrête, tout rétrograde dès qu’un seul des mouvements qui devaient se combiner est désordonné.

Il semble à Sismondi que la production anarchique, désordonnée, ne peut permettre de maintenir ce mouvement proportionné. Il faudrait, indique-t-il, une organisation nationale « où le travail soit toujours employé » :

Le bonheur national tient  à la demande de travail, mais une demande régulière et perpétuelle.

Sismondi suggère qu’il faudrait pour cela réunir ce qui a été séparé : la propriété des moyens de travail et ceux qui les mettent en œuvre, les travailleurs. Mais il se déclare incapable d’imaginer une forme de propriété, tournée vers l’avenir et non vers le passé, qui permettrait une telle réunion.

Dans l’immédiat, sans viser une transformation d’ensemble du régime capitaliste, Sismondi incite à ne plus compter sur « les illusions du marché extérieur » et plutôt de « proportionner les productions de son peuple avec les besoins de son peuple », ce qui limiterait l’anarchie.

H.D.

NOTES
(1) Sismondi connaît les différentes théories et écoles en matière d’économie politique. Il s’appuie aussi sur des études personnelles sur la production agricole, industrielle, sur les pratiques de commerce, ayant lui-même pratiqué et analysé ces diverses activités, étant tour à tour employé dans une chambre de commerce, gérant d’une propriété agricole en Toscane, imprimeur à Lyon. Il sera par la suite professeur de philosophie.
(2) Simonde de Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, ou, de la Richesse dans ses rapports avec la population, Delaunay, Paris, 1819. Voir aussi Michel Lutfalla, « Sismondi – Critique de la loi des débouchés », Revue économique, vol. 18, n° 4, 1967 et Rosa Luxembourg, « La théorie de la reproduction d’après Sismondi », in L’accumulation du Capital, (1913), tome I, réédition, François Maspero, 1967.
(3) Sismondi revient sur l’importance accordée par le système mercantile aux métaux précieux et pose, que, face à l’alternative, mines ou commerce, la France du commerce a permis de tirer de la richesse du processus de production. Vendre plus et des produits manufacturés à valeur ajoutée, permettait une balance de compte positive, qui pouvait être soldée en argent. La politique, en favorisant le commerce d’exportation et l’enrégimentement de l’industrie nationale, encourageant des manufactures, protégeant les matières premières, a permis le développement de la richesse, dont l’argent était le signe.
(4) On ne prend pas en compte dans cet exposé la partie importante que Sismondi consacre à la richesse agricole dans le cycle général production, distribution, reproduction.
(5) S’agissant de l’opposition entre classes, et de ses effets sur l’organisation sociale d’ensemble, Sismondi précise qu’elle n’est pas « un effet de la nature », ou de lois naturelles, mais « de l’organisation que nous avons donnée à la société humaine ».
(6) Indépendamment du travail et des moyens de travail qui y sont investis
(7) Pour les crises segmentaires, si l’on imagine pouvoir substituer la production de l’une par la production d’une autre, il faut bien voir que si la production de la première est multipliée par 4, tandis que la demande de cette production n’est multipliée que par 2, la  branche qui s’y substitue doit avoir une production qui se multiplie par 2 et sa possibilité de consommation par 4. De plus le problème d’adaptation du capital fixe comme des qualifications du travail ne peuvent se réaliser de façon immédiate.

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