Juin 1914. L’attentat de Sarajevo. Le point de vue serbe

Pages d’Histoire 1914 – Les pourparlers diplomatiques, du 16/29 juin au 3/16 août, IV, Le Livre bleu serbe, Librairie militaire, Berger-Levrault, s.d. Toutes les citations sont extraites de cette source.

L’attentat de Sarajevo est associé à la Première Guerre mondiale, comme ayant constitué son facteur déclenchant. Les données diplomatiques qui l’ont accompagné fournissent des indications sur les préparatifs de cette guerre. En parcourant le Livre bleu serbe*, publié à cette occasion, on peut observer le double jeu de certains protagonistes, qui, pour légitimer leur prochaine agression se présentaient comme victimes.
La question de la responsabilité de la guerre constitue en effet un enjeu crucial lors de tout affrontement entre puissances, et l’attentat de Sarajevo va permettre de brouiller les cartes en désignant comme agresseur une future victime.
Le 28 juin 1914, un étudiant bosniaque, agissant pour l’organisation secrète la Main noire, assassine en Bosnie, à Sarajevo, l’héritier du trône d’Autriche, l’archiduc François Ferdinand et son épouse. A la suite de l’attentat, l’argumentaire austro-hongrois met en accusation le gouvernement serbe et sa volonté “expansionniste”. Dans un télégramme du 29 juin 1914, M. Jovanovitch, diplomate serbe en exercice à Vienne, déclare : on « affirme [à Vienne] que […] le crime avait été préparé à Belgrade », qu’il s’agirait d’un « complot ». Et le 1er juillet, le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères serbe, constate qu’on « accuse de plus en plus la Serbie de l’attentat ».
Le 3 juillet 1914, Jovanovitch en place à Vienne rapporte : «…maintenant on dit que l’auteur de l’attentat est ein Serbe (un Serbe) mais sans ajouter qu’il était de Bosnie et sujet autrichien…». L’accusation austro-hongroise est récusée par les autorités serbes, on ne peut imputer à une collectivité l’acte criminel d’un membre supposé de même « race», surtout s’il est sujet d’un autre État :

Si l’auteur de l’attentat est de race serbe, tout le peuple serbe et le royaume de Serbie n’en sont pas coupables, et on ne peut pas les en accuser comme on le fait à présent.

Après s’être assuré début juillet du soutien de l’Allemagne, l’Autriche envoie un ultimatum à la Serbie le 23. Elle demande par une note la suppression de ses menées anti-autrichiennes et le châtiment des coupables, avec participation des forces autrichiennes. Le baron Giest de Gieslingen, ministre d’Autriche-Hongrie à Belgrade pose l’accusation en ces termes :

[Il existe] en Serbie […] un mouvement subversif dont le but est de détacher de la Monarchie austro-hongroise certaines parties de ses territoires ». « Le gouvernement royal serbe […] a toléré l’activité criminelle des différentes sociétés et affiliations dirigées contre la Monarchie.

La petite Serbie est accusée de visions annexionnistes (panserbes), au détriment de l’Empire austro-hongrois, qui a lui-même annexé la Bosnie. La Serbie ne peut admettre les termes de l’accusation et l’ingérence autrichienne dans ses affaires. Elle invoque le 27 juillet ses droits souverains, pour indiquer ses réserves. L’Autriche estime la réponse serbe insuffisante et rompt ses relations diplomatiques.
Plus tard, après le déclenchement de la guerre, le représentant de la Serbie à Vienne, indiquera :

L’ambassadeur de France aussi bien que celui d’Angleterre, et le chargé d’affaire de Russie considérèrent que la démarche du gouvernement austro-hongrois était, non pas une simple note, mais un ultimatum. Ils furent indignés de la forme aussi bien que du fond et du délai fixé par la note, et ils la jugèrent, eux aussi, inacceptable.

L’ultimatum est en effet considéré comme une véritable « déclaration de guerre », indique Jovanovitch.

La note austro-hongroise, qui en fait était une déclaration de guerre à la Serbie, était rédigée de façon que, même au cas où la Serbie l’aurait acceptée […], l’Autriche-Hongrie y aurait trouvé à tout instant des motifs pour faire entrer ses troupes en Serbie.

Dès le 20 juillet, le représentant serbe avait pris conscience que la mise en accusation de la Serbie servait les objectifs de guerre de la monarchie austro-hongroise. « Il n’est pas douteux que l’Autriche-Hongrie prépare quelque chose de sérieux. Ce qu’on devrait craindre le plus, et ce qui est très à croire, c’est qu’elle prépare une guerre contre la Serbie. » « Les préparatifs militaires qu’on est en train de faire, surtout sur la frontière serbe, prouvent que les intentions de l’Autriche sont sérieuses. » Selon le représentant de la Serbie à Vienne, cette guerre permettrait d’apporter une solution à la crise financière.

Dans les conversations privées des hauts cercles financiers, on dénonçait le compte à régler avec la Serbie, comme la seule issue de la crise générale, financière et économique, où l’Autriche-Hongrie était entrée depuis l’annexion de la Bosnie-Herzégovine.

Qui a voulu « provoquer la guerre européenne » ?
Une autre puissance à l’arrière-plan ?

Si l’ultimatum est à l’initiative de la monarchie autrichienne, un autre protagoniste se dessine à l’arrière-plan. On sait que l’Allemagne avait promis son appui inconditionnel à l’Autriche dès le début juillet. On ne sait pas toujours que si les autorités politiques allemandes éprouvaient quelque réticence à déclencher une guerre dès 1914, il n’en était pas de même pour l’État-major qui voulait que celle-ci commence cette année-là, afin de devancer le renforcement de la puissance russe. M. Jovanovitch indiquera à cet égard dans un courrier du 16 août : « parmi les représentants étrangers, seul l’ambassadeur d’Allemagne, M. Tschirsky, avait été tenu au courant de ce travail [confection de l’ultimatum], et j’ai eu des raisons de croire qu’il a même collaboré à la rédaction de la note ». Selon les dires mêmes de M. Tschirsky, la puissance allemande « avait pleine conscience de ce qu’elle faisait, en appuyant l’Autriche-Hongrie dans sa démarche ». Toutefois, en assurant la puissance autrichienne de son soutien, les autorités allemandes lui avaient fait croire que son conflit avec la Serbie resterait dans les limites qu’elle pouvait contrôler, un conflit purement local :

L’Autriche-Hongrie avait reçu des assurances et même acquis la conviction que le conflit serbo-austro-hongrois serait localisé […] De même, il était clair que l’Autriche-Hongrie avait été confirmée dans cette conviction particulièrement et peut être uniquement par M. Tschirsky, ambassadeur d’Allemagne à Vienne. M. Tschirsky était seul à penser et à dire ouvertement que la Russie se tiendrait tranquille pendant que l’Autriche-Hongrie infligerait la punition.

Le diplomate serbe en déduit assez logiquement : « Ce langage de M. Tschirsky a fait penser à beaucoup de personnes que c’est l’Allemagne qui a voulu provoquer la guerre européenne. » Rassurer l’Autriche-Hongrie tout en sachant « qu’il fallait faire la guerre à la Russie avant qu’elle fût prête au point de vue militaire », c’est-à-dire « avant le printemps 1917 », c’est ainsi que se présentait pour cet observateur le double jeu allemand. « Plus on remet l’affaire, moindres seront les chances des puissances de la Triple Alliance. »
Les autorités allemandes toutefois protestèrent de la pureté de leurs intentions : « de Berlin, de sources diplomatiques, les plus authentiques nouvelles me parvenaient que la Wilhelmstrasse n’approuvait pas l’action de l’Autriche-Hongrie dans cette question et que M. Tschirsky avait outrepassé ses instructions ».
Pour l’État-major allemand, la Serbie ne constituait qu’un prétexte permettant d’engager un conflit armé d’une autre dimension, à l’encontre de la Russie. « Je compris qu’à Petrograd la note austro-hongroise était considérée, dans le fond et dans la forme, comme une provocation adressée à la Russie. »
Même si l’on prend en compte les divergences d’appréciation entre l’État-major et les autorités politiques allemandes, les procédés ne sont pas exempts de machiavélisme. La façade pacifique permet de désigner un responsable de la guerre : la Russie. C’est ce qu’on s’efforce de faire comprendre à la Serbie, lors de discussions avec le sous-secrétaire d’État allemand, M. Zimmermann.
« Si la Russie n’avait pas, au dernier moment, alors qu’il paraissait déjà possible d’éviter un conflit armé, mobilisé toute sa force militaire, on n’en serait pas arrivé à la guerre, car l’Allemagne avait usé de toute son influence sur l’Autriche-Hongrie pour qu’elle s’entendit avec la Russie. ». Pour obtenir de l’Autriche-Hongrie qu’elle « se considère […] dès ce moment [le 28 juillet 1914], en état de guerre avec la Serbie », il a fallu manœuvrer : convaincre l’Autriche-Hongrie, la rassurer et tout faire pour que la Serbie soit considérée comme l’agresseur afin de masquer les enjeux effectifs. La responsabilité allemande dans l’engagement autrichien était déjà, selon M. Jovanovitch, clairement perceptible dès le 14 juillet.

Je tiens de source sûre que les cercles officiels allemands d’ici sont les plus hostiles contre nous [la Serbie]. Ces cercles ont exercé une certaine influence sur la façon d’écrire des journaux de Vienne, particulièrement sur celle de la Nouvelle Presse Libre.
Ce journal est toujours animé d’un esprit anti-serbe à outrance. La Nouvelle Presse Libre qui a assez de lecteurs et d’amis dans les hauts cercles financiers […] résume l’affaire en quelques mots : « Nous devons régler nos affaires avec la Serbie par la force des armes , il est évident qu’il n’est pas possible d’y arriver par des moyens pacifiques. Et puisqu’on arrivera à la guerre plus tard, il vaut mieux en finir tout de suite !

Pour ne pas révéler à qui revient la responsabilité effective du déclenchement de la guerre, la presse joue son rôle dans la préparation de « l’opinion publique » : « On induit en erreur l’opinion publique allemande », et on engage une « campagne antiserbe devant l’opinion publique européenne », campagne à laquelle le gouvernement serbe jugera utile de riposter, en rétablissant la vérité des faits.

L’hostilité de l’opinion publique en Allemagne envers nous dure toujours, entretenue par des nouvelles mensongères, envoyées de Vienne et de Budapest, que presque tous les journaux allemands, malgré nos démentis, répandent avec zèle par l’intermédiaire de certains journaux et agences.

Des mobilisations de population sont aussi suscitées, relayant le rôle de la presse, dans sa campagne anti-serbe.

De violents articles de […] journaux de Vienne […] ainsi que [les] démonstrations de la rue […] prouvaient d’une façon évidente que la guerre […] serait la solution la plus désirable. » « Ce sont surtout les cercles catholiques […], la presse et les cercles militaires qui prêchent la haine contre les Serbes et la Serbie.

Attisant la discorde, la presse évoque les « cruautés commises sur les Serbes en Bosnie ». Selon le diplomate serbe, qui faisait part de son point de vue au ministre français des affaires étrangères dès le 4 juillet 1914, les causes de l’attentat et d’autres troubles en Bosnie, relevaient en fait de « l’intolérable système de gouvernement dans les provinces annexées [la Bosnie Herzégovine] ».

Chronologie

Pour ceux qui ont oublié l’enchaînement des événements qui ont conduit à la Première Guerre mondiale, on peut rappeler la chronologie :
28 juin 1914 : attentat de Sarajevo par un étudiant bosniaque (auquel on impute une “origine” serbe)
23 juillet : ultimatum autrichien à la Serbie.
25 juillet : réserves exprimées par la Serbie, invoquant ses droits souverains.
25 juillet : la Russie (qui s’est entretenue avec le Président français) décide de soutenir la Serbie (malgré des tentatives de médiation anglaises et allemandes).
28 juillet : l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie.
29 et 30 juillet : mobilisation des forces russes. Le chef d’État-major allemand demande à son homologue autrichien de mobiliser et déconseille les négociations qu’entreprend le chancelier allemand.
31 juillet : Mobilisation générale en Autriche-Hongrie. L’Allemagne adresse un ultimatum à la Russie exigeant la suspension de la mobilisation générale, et un autre ultimatum à la France lui enjoignant de se déclarer neutre et de remettre en gage les forteresses de Toul et Verdun.
1er août : l’Allemagne déclare la guerre à la Russie.
3 et 4 août : La France ayant refusé l’ultimatum, l’Allemagne lui déclare la guerre. La Belgique ayant refusé le passage des troupes allemands sur son territoire, l’Allemagne viole sa neutralité. Dans un ultimatum à l’Allemagne, l’Angleterre exige le respect de la neutralité belge, ce qui équivaut à une déclaration de guerre.
6 au 12 août : Suivent les déclarations de guerre de la Serbie à l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie à la Russie, de la France à l’Autriche-Hongrie, de l’Angleterre à l’Autriche-Hongrie.

Il reste à espérer que, même en plus “soft”, tout ne soit pas « reparti comme en 14 » !

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