Fuir l’histoire. Essai sur l’autophobie des communistes

Domenico Losurdo, Fuir l’histoire. Essai sur l’autophobie des communistes, Paris, Le Temps des cerises, 2000.

Il existe en France, selon Eric Hobsbawm « un antimarxisme hargneux » (préface à l’édition française de L’Age des extrêmes), et Domenico Losurdo dans Fuir l’histoire (1), confirme que cette tendance a aussi affecté les communistes. En effet, nombre de communistes s’abandonnent à la phobie de leur passé et ils adoptent les idées de la bourgeoisie, renonçant à eux-mêmes. Pourtant, n’est-ce pas en restituant la portée historique des luttes émancipatrices des peuples qu’ils pourraient au contraire exister politiquement ? Pourquoi les communistes devraient-ils avoir honte de leur histoire ? Ces constats et interrogations sont au cœur de l’ouvrage de Domenico Losurdo.
Lutter contre l’autophobie stérile en restituant la portée historique des luttes émancipatrices des peuples, est aussi le chemin que Losurdo indique aux communistes. C’est selon lui la voie qui leur permettra de sortir de l’enlisement où les confine la « haine de soi » et de se réapproprier leur passé.
L’auteur propose une analyse « des idées, des attitudes et des humeurs de la gauche d’aujourd’hui » et se pose la question : les communistes d’aujourd’hui qui réaffirment « leur totale étrangeté à un passé qui est tout simplement pour eux-mêmes comme pour leurs adversaires politiques, synonyme d’abjection » sont-ils encore communistes ? N’ont-ils pas renoncé, capitulé, ne sont-ils pas devenus par là même “autophobes” ? Il semble que pour eux le socialisme ne constitue qu’une « simple succession d’horreurs ». Cette contrition peut s’accommoder d’un “retour à Marx” sous une forme “religieuse”, avec silence fait sur Lénine, tandis que Gramsci et Che Guevara sont admirés en tant que martyrs et non en tant que penseurs ou hommes politiques.
Selon Losurdo, les communistes d’aujourd’hui refusent d’être dans le monde et se contentent de suivre la bourgeoisie libérale. A sa suite ils vont répétant « implosion de l’URSS », formulation qui n’atteint pas le processus réel, dans la mesure où les États-Unis [et sans doute d’autres puissances capitalistes] ont toujours joué à intensifier un ensemble de contraintes à l’égard de l’Union Soviétique, afin de parvenir à « la rupture ou [à] l’assouplissement du pouvoir soviétique », voire à une « épreuve de force impitoyable ». James Doolittle, général américain, ne déclarait-il pas au début des années cinquante :

« Nous devons apprendre à subvertir, saboter et détruire nos ennemis avec des méthodes plus intelligentes, plus sophistiquées et plus efficaces que celles utilisées par eux contre nous. »

Il convient de bien avoir à l’esprit cette “nouvelle façon” de faire la guerre après 1945, cette “troisième guerre mondiale” au cours de laquelle l’affrontement « multimédiatique et idéologique a joué un rôle essentiel ».
En maints domaines, la gauche communiste a repris les thématiques de la bourgeoisie. « Globalement, les communistes semblent se mettre à la traîne de l’idéologie dominante » Ainsi les putschistes russes de 1991 qui voulaient l’unité et l’indépendance de l’URSS sont condamnés, mais Eltsine a été approuvé quand il fait tirer au canon sur le Parlement en 1993. « La gauche finit aujourd’hui par tout déduire de l’idéologie dominante » et se retrouve dans les commémorations de toutes les victimes du communisme, ainsi tous les ans à propos de Tien-An-Men.

« L’hégémonie de la bourgeoisie s’exprime aujourd’hui à deux niveaux. Celle-ci discrédite et ridiculise, comme synonyme de rêverie, toute perspective d’une société post-capitaliste, d’une société non fondée sur l’exploitation. Par ailleurs, sur le plan du bilan historique, les moments ou les périodes où la domination de la bourgeoisie a été renversée ou a couru de graves dangers, deviennent des synonymes de barbarie et de crime. Ainsi la classe dominante renforce sa domination en privant les classes subalternes non seulement d’une perspective future, mais aussi de leur passé. Les classes subalternes sont appelées à accepter ou subir leur condition pour la simple raison qu’à chaque fois qu’elles ont tenté de la modifier, elles auraient ainsi seulement produit un monceau d’horreurs et de ruines. »

Marx à l’inverse, a su défendre les réalisations historiques du communisme et leur mémoire, lorsque, après la Commune de Paris, des procédés identiques avaient été mis en œuvre. Comme le souligne Domenico Losurdo, « la mémoire historique est l’un des deux terrains fondamentaux sur lesquels se développe la lutte des classes sur le plan idéologique ».
L’auteur se prononce dans le même sens pour « un engagement de lutte renouvelé, pour les communistes et pour la gauche ». « Reconquérir la capacité de penser et d’agir en termes politiques, même s’il s’agit d’une politique soutenue par une grande tension idéale. » Il s’agit pour cela de restituer dans son contexte ce qu’a été la révolution d’Octobre. Celle-ci s’est poursuivie dans un état d’exception permanent, dans des circonstances exception¬nellement dures et dans l’encerclement. Il n’y a pas eu d’« implosion » ou de « collapsus ». Adopter ces mots, équivaut à une « soumission idéologique et politique aux vainqueurs ». Les communistes ne doivent pas plus user des termes « d’échec, de trahison », mais s’attacher à « l’apprentissage » d’eux-mêmes et de la société en phase de construction socialiste. Il y a eu en fait une « grave défaite ».
Selon Losurdo, les difficultés qui affectaient le camp socialiste étaient de deux ordres : nationales et économiques. La « question nationale » rend compte des différentes crises au sein de l’édification socialiste. Il estime qu’en URSS « les spécificités nationales » n’étaient pas respectées. Par ailleurs, le communisme proposait une vision idéaliste, un communisme fantastique « oisiveté généralisée », où l’on ne tenait pas compte « d’une manière ou d’une autre, de la durée et de la complexité de la transition ».
L’auteur s’interroge aussi sur la place du « politique » dans le socialisme ? La politique joue un rôle fondamental au début de la révolution russe, puis « semble disparaître ». La critique de l’État et de la représentation ne lui semble pas juste, car elle aboutit à la séparation entre sphère politique et réalité matérielle et conduit à la prééminence du pouvoir d’une couche idéologique et politique. Le mot d’ordre « d’extinction de l’État » se présente comme « abstrait et utopiste ». Il manque au communisme une théorie du conflit.
Il est nécessaire de considérer en matérialiste et non en idéaliste l’URSS, de faire « une analyse concrète et sans préjugés ». L’idéaliste ne voit qu’un seul homme, parle de trahison des idéaux. Il convient de distinguer les années révolutionnaires et les années de la construction du socialisme, période plus prosaïque, plus difficile. Certes, la bourgeoisie française a mis quatre-vingt-deux ans pour asseoir son pouvoir, et les libéraux eux-mêmes ont envisagé la transition au moyen d’une suspension des garanties démocratiques et le recours à la dictature. Mais à propos de l’URSS, la question se pose : « pourquoi n’est-on jamais sorti de la transition et de l’état d’exception ? ».
La Chine lui semble avoir suivi un meilleur chemin en dépit de la faillite de la révolution culturelle. Deng Xiao Ping aurait, selon Domenico Losurdo, mieux fait que Khrouchtchev et le pays a mis en place une sorte de NEP, conjugaison de socialisme, de démocratie et de marché. La Chine a voulu « avancer vers une modernité socialiste », et le Parti communiste chinois a obtenu « des résultats extraordinaires », la Chine retrouvant sa « force et son identité ». Ce pays serait selon Losurdo, le seul « désormais capable de faire obstacle au triomphe définitif du siècle américain ». [Losurdo porte l’accent sur un seul protagoniste du régime capitaliste, les États-Unis, sans sembler mettre en cause l’ensemble du monde capitaliste].
Au total, les communistes n’ont pas à avoir “honte” de ce passé au cours duquel ils ont joué un “rôle progressiste” dans le monde entier. En URSS, ce sont les conditions de la guerre totale, et ce dès 1917, qui ont amené « la dictature de Lénine et, avec des caractéristiques différentes, celle de Staline ». S’il y a eu horreur, celle-ci « est seulement une face de la médaille », l’URSS a connu une « mobilité sociale » et un développement culturel exceptionnel. Quant à Staline lui-même, il est pour Losurdo, théoriquement supérieur aux « représentants les plus éminents du monde bourgeois », tels que Churchill ou Roosevelt. Les classes subalternes ou les peuples opprimés commettent des horreurs dans leurs actions, mais c’est au fond une lutte émancipatrice. Le stalinisme est aussi « un chapitre du processus d’émancipation qui a vaincu le Troisième Reich ».
En caractérisant l’écrasement du processus révolutionnaire soviétique et des luttes émancipatrices du XXe siècle comme « une grave défaite », et non un « échec », Losurdo pose les conditions d’une reprise de l’initiative communiste. En ce sens, ses analyses portant sur les difficultés et les défauts de tout processus révolutionnaire sont ouvertes et tonifiantes. Toutefois les espoirs mis sur la politique suivie par le Parti communiste chinois seraient à considérer au regard des intérêts de classe effectivement défendus aujourd’hui. La mention en tant qu’unique ennemi de “l’Empire” américain peut pour sa part servir à masquer l’état actuel des rivalités entre puissances impérialistes, qui depuis la fin de l’URSS, peuvent se donner libre cours.

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