I. Nietzsche (1844-1900). Le “précurseur”

d’après Juan José Sebreli, L’oubli de la Raison, Editions Delga, 2012 (Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 2006). Traduction française : Sébastien Camp.

N’appartenant pas à la tradition universitaire de la philosophie classique, Nietzsche est revendiqué par la quasi totalité des « déconstructeurs ». Il avait accompagné, au tournant du XIXe et du XXe siècle, de multiples courants de “rébellion” contre la société moderne en crise, plus spécialement en Allemagne (Tönnies, Brandes, Dilthey (1), Spengler, le courant de la « jeunesse rebelle allemande »), mais aussi en France (Maurras, l’Action française), en Angleterre, aux États-Unis (Carlyle, Ruskin, Emerson), en Italie, en Espagne, etc.

Dans la période de l’entre les deux guerres, Nietzsche est revendiqué en Allemagne, notamment par Heidegger, en Angleterre par Lawrence, en France par les surréalistes, Bataille. Ce dernier proposait dans la revue Acéphale (= sans tête) « d’abandonner le monde des civilisés ». Après la Seconde Guerre mondiale, le “revival” triomphal de Nietzsche sera particulièrement important en France, et d’autres pays latins, au sein des milieux “rebelles”, notamment sous l’égide de la “French Theory” (dont sont mentionnées dans l’introduction les grandes figures).

La tonalité des courants nietzschéens se présente comme transgressive, critique de la société bourgeoise issue de la Révolution française, souvent aussi sur le terrain du socialisme  ou d’un marxisme adultéré (2). Il ne s’agit pas pourtant de “dépasser” le capitalisme ou de résoudre les contradictions de ce régime. L’accent est au contraire porté sur le refus de l’histoire, de la recherche de la vérité, de la raison, de la science, du progrès, de la démocratie, du suffrage universel, du peuple en tant que sujet politique (3). Il s’agit de s’engager, pour la « Vie », contre l’histoire, contre la raison, la recherche de vérité, contre les valeurs universelles, afin de restaurer les « valeurs biologiques de l’humanité ».

L’essence de « la Vie » pour Nietzsche et ses continuateurs, c’est « la volonté de puissance », « la prééminence fondamentale des forces d’un ordre spontané, agressif, conquérant, usurpateur, transformateur », exaltant la force, la violence, la guerre, la barbarie. Du « point de vue biologique [Vie] le plus élevé », le droit ne peut être qu’un état d’exception qui restreint la « volonté de vie ». Ou encore : le droit, surtout celui qui découle d’un ordre universel, est une « arme hostile à la vie ». [Ces thèmes seront particulièrement développés chez Foucault et sa théorie du biopouvoir]. Une nouvelle morale basée sur la force doit prévaloir. Pour Nietzsche, il n’y a pas de justice, ni d’injustice, la vie procède de fonctions élémentaires : infraction, violation, exploitation, destruction, mais aussi lutte pour « la domination de la terre ». La « lutte de la vie » doit se déployer contre « une autre vie ».

Dans ce cadre, la vérité est nécessairement posée comme une recherche négative,  « en lutte contre la vie ». (Volonté de puissance Nietzsche – 1901). Cette tonalité se retrouve dans les théorisations fascistes. Ainsi Heidegger établit un lien entre Nietzsche et le national-socialisme, déclarant, devant le Tribunal de dénazification après la Seconde Guerre mondiale : « La vérité n’a pas de fondement et de contenu autonome, [elle est] seulement un moyen de la volonté de puissance ». On retrouve ces thèmes en clair chez Carl Schmitt.

Nietzsche avait pour sa part proféré que « tout est interprétation, qu’il n’y a pas de vérité ». Selon lui, la « vérité n’est pas une question de rapport avec la réalité ». Et, critiquant la possibilité d’un sujet humain (actif) de la connaissance, il proclamait en 1887 dans Généalogie de la morale,  au nom d’un anti-intellectualisme démagogique : « Gardons-nous donc mieux maintenant Messieurs les philosophes, de ces vieilles et dangereuses fables conceptuelles qui ont inventé un “sujet de la connaissance” ».

Dans ce même registre, Gilles Deleuze parlera de la connaissance comme illusion, erreur, falsification.

Bien qu’il rejette la notion d’essence des choses, de causalité et de cause ultime, Nietzsche n’en révélait pas moins finalement une cause ultime : la « volonté de puissance », ou ordre des forces “spontanées” [c’est-à-dire de type barbare].

« L’essence de la vie est la volonté de puissance […] prééminence fondamentale des forces d’un ordre spontané, agressif, conquérant, usurpateur, transformateur » (Généalogie de la morale).

NOTES

(1) Dilthey (1883), Critique de la raison historique.

(2) Ce qui n’empêche pas Nietzsche de répudier la Commune en 1871 : révolte d’esclaves, « gale socialiste », despotique (Humain trop humain).

(3) La critique porte aussi sur les intellectuels et l’activité intellectuelle, celle qui prétend se donner pour objet un développement de la connaissance (à l’encontre de la vie, des pulsions vitales élémentaires).

 

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