III — Quand les intérêts particuliers en lutte prennent la forme d’intérêts de classes.

On a parlé d’intérêts particuliers en tant que lutte tous contre tous. dans la société moderne une nouvelle forme de lutte s’est développée : la lutte entre classes sociales. Ces classes regroupent des individus en fonction de la place qu’ils occupent dans les rapports sociaux de production et d’échange. Les éléments de ces classe peuvent cependant exister sans avoir la conscience qu’ils forment une classe. C’est ce qu’on a pu appeler des “classes en soi” distincte de la classe “pour soi”, consciente d’elle-même et de son unité, comme du rapport qu’elle entretient avec d’autres classes. Des luttes partielles, spontanées, entre éléments d’une classe contre une autre, peuvent ainsi exister, sans qu’il y ait conscience qu’il s’agit d’une lutte de classes.
La véritable lutte de classes suppose la conscience de former une même classe, d’avoir un intérêt commun de classe, et surtout des perspectives historiques communes. On verra ce que cela peut signifier. Cela n’est possible que si la classe accède à l’expression politique, publique, qu’elle est historiquement et politiquement organisée. Et c’est justement, en fonction de la progression ou de la régression de l’organisation en classe, que la forme lutte de classes ou celle de la lutte de tous contre tous, s’imposent tour à tour. On peut se demander où on en est aujourd’hui.
Avant que les mots classe et lutte de classes ne soient diffusés, les classes existaient, de même que la lutte. Il en était de même au plan des idées. De tous temps, on a eu l’idée d’opposition entre catégories, riches et pauvres, patriciens ou plébéiens, paysans et seigneurs, privilégiés et tiers état.
Progressivement, l’idée lutte de classes et de divergence de leurs intérêts a été clairement exprimée, bien avant Marx.
Au XVIIIe siècle, la prise de conscience d’intérêts de classes divergents est clairement exposée, dans l’Encyclopédie, ou par Mably, Turgot, Necker, etc. Puis les historiens bourgeois du début du XIXe siècle, parleront avant Marx, de “lutte de classes”, en la limitant parfois à l’Ancien régime. Quelques exemples donneront la teneur de telles représentations.

Citation 13. Mably (1708-1785).
Avant la Révolution française, Mably, perçoit déjà que la division en classes antagonistes ne permet pas de dégager le meilleur pour tous, c’est-à-dire un bien commun. Dans une société divisée classes, l’ordre social ne peut être le meilleur pour tous.
« Dans une société où la propriété […] et l’inégalité existent […], la société étant divisée en classes ayant des intérêts antagonistes [la puissance publique ne peut faire que] l’ordre social soit considéré comme le meilleur pour tous. »

Citation 14. Necker (1732-1804).
A propos de la loi sur le commerce des blés, Necker pose lui aussi qu’il existe une opposition des intérêts objectifs entre classes, en relation avec les données de la production et de l’échange. Il établit en quoi les intérêts des propriétaires, des négociants, du peuple ne peuvent coïncider, s’opposent.

« Si l’on jette un coup d’oeil sur l’intérieur de la société, l’on y voit les diverses classes qui la composent envisager cet objet [question de la législation sur les grains], d’une manière absolument différente, parce que l’attention des hommes […] est presque toujours fixé par leur intérêt sans qu’ils aient la volonté d’être injustes.
Le propriétaire ne voit dans les blés qu’un fruit de ses soins et un produit de la terre qui lui appartient, il veut en disposer comme de ses autres revenus.
Le négociant n’aperçoit dans cette denrée qu’une marchandise qui se vend et s’achète, il veut pouvoir l’acquérir et la revendre au gré de son intérêt. Il demande que cette circulation soit soumise aux lois générales du commerce.
Le peuple, sans réfléchir, mais éclairé par son instinct, commandé par ses besoins, envisage le blé comme un élément nécessaire à sa conservation, il est sur la terre, il y veut vivre ; il veut pouvoir atteindre à sa subsistance par son travail, il réclame des lois de police qui lui en répondent. »

Necker met en évidence que dans la lutte qui les oppose, les différentes classes ne conduisent pas leur mouvements de façon “instinctive”. Pour défendre leur droit, chacune invoque des principes généraux, ce qui constitue un premier élément du développement de la conscience de classe. Le droit que le peuple invoque se présente à cet égard comme le plus universel.

« Ces trois classes d’hommes font retentir les noms les plus imposants pour la défense de leurs prétentions, le seigneur de terre invoque les droits de la propriété, le marchand ceux de la liberté, le peuple ceux de l’humanité. »

Citation 15. Necker
C’est encore Necker qui, comme le faisait Rousseau, pose que les lorsque les lois se trouvent livrées au mouvement spontané des intérêts, celles-ci sont établies au bénéfice d’une seule classe de population, les propriétaires, contre le peuple, les ouvriers. Et que cette façon de faire la loi conduit à l’anéantissement de masses entières.

« En arrêtant sa pensée sur la société et sur ses rapports, on est frappé d’une idée générale […], c’est que presque toutes les institutions civiles ont été faites pour les propriétaires. […] On dirait qu’un petit nombre d’hommes, après s’être partagés la terre, ont fait des lois d’union et de garantie contre la multitude, comme ils auraient mis des abris dans les bois pour se défendre des bêtes sauvages. »
[Ce type de loi] ne « rétablit les équilibres qu’au prix de la destruction de masses entières de population », les « prétendus gains de société » ne constituant alors qu’une conquête momentanément faite, « par une classe sur le sort de l’autre ». Avec « les respectables noms de la liberté de la propriété, on a l’air de défendre la cause publique, alors qu’en réalité on l’offense ».

Citation 16. Necker
Il résulte de cet état de fait un combat entre intérêts, pas seulement entre les intérêts particuliers, mais entre les deux classes modernes qui divisent la société. Ce que l’on peut nommer la « lutte des classes ».

« Les lois de la propriété livrées à elles-mêmes se révèlent cause de troubles, notamment du combat d’intérêt entre le propriétaire et l’ouvrier, entre les deux classes qui divisent la société. »

Citation 17. Robespierre (1758-1794).
Robespierre analyse les notions d’intérêt particulier et d’intérêt général, comme le faisait Necker, cette fois-ci dans une optique révolutionnaire. Il assimile l’intérêt général à celui du peuple, l’intérêt particulier à celui des riches. Selon lui, seule la lutte de l’ensemble du peuple peut faire triompher l’intérêt général.

« Les abus sont l’ouvrage et le domaine des riches, ils sont les fléaux du peuple : l’intérêt du peuple est l’intérêt général, celui des riches est l’intérêt particulier, et vous voulez rendre le peuple nul et les riches tout-puissants. »
« Ils ont compté pour beaucoup les profits des négociants des propriétaires et la vie des hommes à peu près pour rien. Et pourquoi ? C’était les grands, les ministres, les riches qui écrivaient, qui gouvernaient ; si c’eût été le peuple, il est probable que ce système aurait reçu quelques modifications. »

Citation 18. Bonald (1754-1840)
Bonald s’oppose au à la transformation de l’ensemble de la société sous le règne du capital moderne, celui de la propriété “mobile”. Il ne vise pas à révolutionner cette société, seulement à rejeter les acquis populaires de la Révolution française dans le domaine politique. Ses visées contre-révolutionnaires ne sont pas dissimulées. Il perçoit cependant que le choc des intérêts, libérés par le régime marchand, conduit à une nouvelle lutte de classes : non plus la lutte de tous contre tous, ou de la bourgeoisie contre les privilégiés, mais la lutte entre les classes ouvrières et toutes les classes propriétaires. La société d’échanges libres engendre non seulement la lutte des intérêts particuliers, mais aussi la lutte entre classes modernes.

« Cette ardeur démesurée de s’enrichir […] produit des désordres épouvantables et des crimes inouïs […], l’égoïsme le plus froid et le plus dur ; transformant insensiblement la nation en un peuple d’agioteurs qui, dans les événements de la société, ne voient que des chances de gains ou de perte ; en une troupe d’ennemis qui s’arment les uns contre les autres. »
« Les causes de désordre, toujours subsistant au milieu de la société, y reproduiront tôt ou tard leurs terribles effets. […] Et qu’on ne pense pas que ce soit dans l’intérêt de l’humanité qu’un certain parti pousse de toutes ses forces au développement excessif de l’industrie. Ce parti tient pour elle en réserve de l’immense atelier des révolutions […]. Car pour détruire, tout le monde est bon. »

Dès lors que la lutte des intérêts a pris la forme d’une lutte de classes, sans supprimer pour autant la lutte entre intérêts particuliers, comment un intérêt général pourrait-il être posé ? C’est ce que l’on aborde dans le point suivant.

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